Annabelle Duaut
Alors que le travail a toujours été érigé comme un rempart contre la pauvreté et la précarité, le nombre de travailleurs pauvres est en forte hausse depuis quelques années. Près de 150.000 Belges1 seraient de nos jours concernés par cette réalité. Quant à ceux qui peinent à boucler leur fin de mois, un tiers des travailleurs serait dans ce cas de figure. Comment le travail précaire s’incarne- t-il au quotidien ? Quelles en sont les causes ? Et quelles pistes d’actions permettraient d’en atténuer les effets, voire d’en venir à bout ? Autant d’interrogations auxquelles nous allons tenter d’apporter des éléments de réponse dans ce nouveau dossier.
Si les politiques tendent à désigner le labeur comme un excellent outil de lutte contre la pauvreté – ou du moins la précarité –, depuis une dizaine d’années, dans les faits, ce principe possède des limites on ne peut plus concrètes. De manière très factuelle, « les travailleurs pauvres sont ceux dont les revenus ne permettent pas aux ménages de passer au-dessus du seuil de pauvreté2 qui est fixé à 60 % du revenu médian », explique François Maniquet, économiste membre de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales), au sein de l’Université Catholique de Louvain3.
Un décalage entre les chiffres et la réalité
Si l’on s’en tient stricto sensu à cette définition officielle, la Belgique compte relativement peu de travailleurs pauvres. Mais la réalité de vie de beaucoup de travailleurs – notamment à temps plein – peut cependant être beaucoup plus nuancée puisque nombreux sont celles et ceux qui, bien qu’à l’emploi, ne réussissent pas à vivre correctement, autrement dit, dans la dignité. Par-là, nous entendons : avoir accès à un logement salubre et convenable, à la nourriture, à l’eau, ainsi qu’à l‘éducation et aux soins de santé.
Comme le souligne à juste titre l’économiste Philippe Defeyt, « il faut distinguer revenus et niveau de vie, le niveau de vie pouvant cumuler les revenus et avantages sociaux. On peut être pauvre en termes de revenus mais avoir un niveau de vie correct car l’on dispose d’un logement social. A l’inverse, on peut avoir des revenus confortables mais avoir de grosses dépenses dans les soins de santé à cause d’une santé fragile. »4 Et Philippe Defeyt d’ajouter : « les indicateurs de pauvreté européens ne prennent par ailleurs pas en compte toutes les personnes précaires vivant en milieu collectif (homes, hôpitaux…). Idem pour celles logeant chez leurs amis, leurs familles, mais aussi les sans-papiers… Tous ces profils passent sous les radars, ce qui est extrêmement violent et montre par ailleurs qu’il existe un vice dans ces indicateurs. »5 En 2017, Solidaris tirait déjà la sonnette d’alarme pour faire remonter que 40 % des travailleurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles pouvaient être considérés comme pauvres. Par travailleurs pauvres, Solidaris entendait « tous les citoyens qui soit estiment ne pas s’en sortir, soit ne parviennent pas à boucler leur budget ou parviennent tout juste à le boucler. » Deux ans plus tard, en 2019, l’Union nationale des mutualités socialistes est retournée sur le terrain et le coup de sonde n’en a été que plus alarmant : 48 %6 des travailleurs disaient s’en sortir tout juste financièrement à la fin du mois. Plus inquiétant encore, c’est surtout la part de celles et ceux qui s’en sortent de plus en plus difficilement qui avait augmenté le plus : de 3 % en 2017, ils et elles étaient passés à 7 % en 2019. Ces résultats mettaient par ailleurs en lumière un pourcentage élevé de risque de basculer dans la pauvreté7 au sein des catégories suivantes: 53 % des femmes, 62 % des locataires, 59 % des travailleurs à temps partiel et 64 % des moins diplômés.
La guerre en Ukraine survenue en février 2022 semble avoir joué le rôle de catalyseur dans la précarisation des travailleurs puisque, depuis lors, les prix de l’énergie et des biens de première consommation se sont littéralement envolés, plongeant une série de ménages dans la précarité.
Dans ce contexte, les pouvoirs publics ont pris une série de mesures pour venir en aide aux ménages : prolongation de l’extension du tarif social aux bénéficiaires de l’intervention majorée (statut BIM) et le plafonnement du tarif social ; baisse de la TVA de 21 % à 6 % sur l’électricité et le gaz naturel etc. Si ces aides ont effectivement protégé les ménages les plus vulnérables (en particulier les isolés et familles monoparentales), elles n’ont pas bénéficié de la même manière à toutes les catégories de la population.
Qui sont ces travailleurs précaires ?
Même si les études successives de Solidaris ont déjà permis de dégager quelques caractéristiques du travailleur pauvre, les mères de familles monoparentales se retrouvent largement dans cette catégorie socio-économique8. « Souvent, elles ne touchent pas un gros salaire et n’ont pas l’occasion de travailler à temps plein si elles veulent s’occuper des enfants »9, explique Philippe Defeyt. « Ces ménages tombent vite dans la pauvreté, a fortiori si elles ne disposent pas d’un logement social. Car même si elles rentrent dans les conditions d’accès, il n’y a pas assez de logements sociaux. Les ménages à petits revenus sont d’autres travailleurs susceptibles de tomber dans la pauvreté. Ils n’ont en effet pas le droit à des allocations familiales majorées ni aux réductions fiscales pour les enfants à charge car ils ne paient pas assez d’impôts. »10
La question des temps partiels (qu’ils soient subis ou choisis, car ils concernent une grande majorité de femmes) est au coeur de la problématique des travailleuses pauvres. Peut-on en effet exiger d’une maman isolée11 qu’elle travaille à temps plein pour sortir de la pauvreté, au risque qu’elle ne puisse plus s’occuper suffisamment de son/ses enfant(s), de sorte qu’elle doive ensuite le(s) confier à des services ou personnes tierces, comme un système d’accueil extrascolaire payant ou un membre de la famille ?
Les travailleurs en CDD, intérimaires, saisonniers, certains indépendants ou encore ceux occupant un flexijob12 sont autant de catégories de personnes susceptibles d’être en situation de pauvreté de par leurs conditions salariales ou dispositions contractuelles peu avantageuses et/ou instables. A cette précarité du travail peut venir s’ajouter des facteurs externes – tels que la situation familiale (parent seul, isolement, conjoint inactif) – qui vont venir ajouter de la vulnérabilité, faisant basculer les travailleurs dans une situation de pauvreté.
Travailleurs et bénéficiaires sociaux
Parce que le nombre de travailleurs pauvres a considérablement 13 Le revenu d’intégration (RI), ou minimex, est une aide financière accordée par les centres publics d’action sociale (CPAS). 14 Chiffres Statbel issus de l’article « 72.1 % des 20-64 ans exercent un emploi en 2023 », 26/03/2024. 15 Propos issus de la soirée-débat « Précarité en BW : on en parle ? », organisée le 25/04/2024 par le groupe Ecolo de Genappe. 16 Idem. 17 Idem. 18 « La colère des pauvres : « notre fin du mois c’est le 16 » », Catherine Ernens, Moustique, 28/03/2024. augmenté ces dernières années, certains d’entre eux se sont résignés à pousser la porte du CPAS de leur commune afin de percevoir un revenu d’intégration (RI)13 en complément de leurs revenus professionnels. Nous nous sommes procurés les chiffres du SPP Intégration Sociale, le Service Public Fédéral belge notamment compétent en termes de lutte contre la pauvreté.
Ce qui est intéressant ici, c’est que nous pouvons observer des chiffres spécifiques à la Province du Brabant wallon. Ainsi, de 2013 à 2023, nous observons que le nombre de travailleurs percevant un revenu d’intégration est passé de 268 à 795, soit une hausse de 196,64 %. Si l’ensemble des provinces wallonnes ont vu leur nombre de travailleurs précaires gonfler ces dix dernières années, le Brabant wallon se place en pole position. Un fait étonnant car on évoque bien plus souvent le taux d’emploi important de notre Province (74.6 %, le meilleur taux des provinces du sud du pays14), occultant par là-même toutes les personnes précarisées — dont les travailleurs — qui y vivent.
Quelques pistes de solutions
Pour les différentes raisons que nous avons développées dans ce dossier, certains économistes plaident pour une taxation moindre des familles monoparentales. Pour Philippe Defeyt, « la hausse du minimex (ou revenu d’intégration) n’est pas la panacée »15. Selon lui, « il faut une vision plus large »16 pour venir à bout de la précarité ainsi que de la pauvreté. « La Wallonie vit comme au Moyen-Age : chacun gère ses pauvres comme il veut. Il faut mettre fin à l’autonomie totale des CPAS. »17 Comme nous l’avons déjà développé dans des CALepin précédents, le logement — et son accès à un prix raisonnable — est devenu un levier incontournable dans la lutte contre la précarité et la pauvreté. « C’était déjà vrai dans les années 80 mais pas comme maintenant »18, souligne Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. « Trouver où habiter sans que cela coûte plus de la moitié de son revenu est devenu un chemin de croix. Quand quelqu’un loue un bien correct, cinquante candidats se présentent. Le logement privé n’est pas régulé. Les loyers ont flambé. Il y a beaucoup trop peu de logements sociaux. La crise du logement est pire que la pandémie car elle est endémique. » Un constat valable en Wallonie, mais encore plus vrai à Bruxelles.
Les échos du terrain
L’aide alimentaire, plus essentielle que jamais
De nos jours, l’alimentation est le premier poste de dépense qui est le plus compressé lorsque les personnes ne s’en sortent plus financièrement. L’aide alimentaire constitue de ce fait la première porte d’entrée dans la précarité. Au Resto du Coeur de Wavre, les demandes d’aide alimentaire (principalement représentée sous forme de colis) ont littéralement explosé ces dernières années.
Fois cinq. C’est à peu près le chiffre par lequel a été multiplié le nombre de repas distribués par le Resto du Coeur de Wavre entre 2019… et 2023. L’aide alimentaire a complètement explosé depuis le covid, comme en témoigne Magali Vanlede, responsable sur site du Resto du Coeur de Wavre. « En 2019, nous étions à 15 412 repas, contre 70 154 fin 2023 »19, avance celle qui dispense également un accompagnement social aux bénéficiaires de l’unique Resto du Coeur de notre Province. Parmi les bénéficiaires auxquels l’institution créée par Coluche en France vient en aide, 6,74 % travaillent, même si la grande majorité sont au CPAS (37,83 %) ou à charge de la mutuelle (22,09 %). Les publics semblent eux aussi se diversifier car « je vois de plus en plus de mamans solos, de malades longue durée et de pensionnés qui perçoivent une petite retraite », poursuit Magali Vanlede.
Le réseau Alim’Entraide
Soli-Dons est une association d’origine nivelloise qui lutte contre le gaspillage alimentaire et la précarité. Le concept de Soli-Dons est simple : « Nous récupérons des produits frais invendus et en surplus auprès des supermarchés, des grossistes et des producteurs locaux. Nous trions ces marchandises et réalisons avec des colis qui sont ensuite distribués à des centaines de personnes et familles précarisées », explique Guillaume Henin, coordinateur de l’association.
« La Province est venue nous voir il y a deux ans pour élargir l’aide alimentaire à l’ensemble du territoire du Brabant wallon. A la suite de plusieurs réunions, Soli-Dons a décidé de créer le Réseau Alim’Entraide afin de soutenir les acteurs et organisations existantes (Croix rouge, Resto du Coeur de Wavre, services d’aide alimentaire de première ligne…) et de mieux répondre à leurs besoins et demandes », complète celui qui doit compter sur l’aide financière de Viva For Life s’il veut maintenir à flot ses projets.
De ces concertations sont nées l’idée et l’envie de mettre sur pied le réseau Alim’Entraide20, un projet notamment soutenu par le Relais social du Brabant wallon. « Le but avec cette plateforme est de mettre en contact les différents acteurs d’un même territoire afin de répartir les denrées alimentaires selon les besoins respectifs », poursuit notre interlocuteur dont les actions permettent de récupérer entre 500 et 600 kg d’invendus par jour. Ou quand la solidarité et l’intelligence collective se mettent au service de la cause environnementale.
Si le projet est actuellement soutenu en partie par la Province au niveau financier, l’avenir de Soli-Dons et de cette nouvelle plateforme sont, eux, mis en péril puisqu’ils ne bénéficient pas de financements pérennes. « A l’heure actuelle, mon emploi est garanti jusque mars 2025. Ensuite, je ne sais pas ce qu’il adviendra… », avance Guillame Henin. « C’est pour cette raison que je suis en contact avec la Région wallonne pour espérer obtenir des financements à plus long terme. » Du côté des autres provinces wallonnes, l’aide alimentaire est soit portée par le CPAS de grosses villes (Mons, Tournai…), le tout coordonné par une personne à part entière, soit structurée sous la forme d’une banque alimentaire, comme à Charleroi, Liège ou encore Namur. « Le BW étant dépourvu de communes de taille conséquente, aucune d’entre elles ne ressent la nécessité de s’investir outre mesure dans la gestion de l’aide alimentaire », déplore Guillaume Henin.
Pour conclure…
En lien avec la paupérisation grandissante des travailleurs, et sur base de son Mémorandum21, le CAL recommande :
- D’étudier la possibilité d’un rapport d’impact sur la pauvreté lors de l’élaboration d’une mesure politique (conséquences potentielles pour les personnes en situation de pauvreté et de précarité).
- D’augmenter la part de l’intervention fédérale dans le revenu d’intégration aux CPAS.
- De promouvoir des emplois durables, de qualité et stables et par conséquent limiter la création de flexi-jobs
- D’encourager décisivement la réduction du temps de travail avec embauche compensatoire. Il s’agit à la fois de répartir sur l’ensemble de la population les gains de productivité générés par les nouvelles technologies, de créer plus d’emplois pour résorber le chômage, de réduire le stress au travail, de démocratiser l’accès au temps libre et d’inciter à la citoyenneté active.
- D’établir un salaire minimum dans chaque pays européen équivalant à 60 % du salaire médian national et favoriser l’instauration progressive d’un salaire minimum européen.
Concernant le secteur de l’aide alimentaire, le CAL propose également :
- D’imposer, via la délivrance des permis d’environnement, que toutes les grandes et moyennes surfaces proposent les invendus alimentaires consommables à au moins un organisme.
Sources :
1 « Le travail n’est pas toujours un rempart contre la pauvreté », Trends Tendances, 21/12/2023.
2 En 2023, le seuil de pauvreté de 2023 était de 1.450 euros par mois pour une personne isolée.
3 « Travailleurs pauvres : un phénomène qui va augmenter si on prend en compte le niveau de vie », Stéphane Vande Velde, Le Soir, 20/05/2022.
4 Propos issus de la soirée-débat « Précarité en BW : on en parle ? » organisée le 25/04/2024 à Genappe.
5 Idem.
6 Grandes enquêtes Solidaris x Sudpresse : travailleurs pauvres, novembre 2019.
7 Idem.
8 Pour plus d’informations sur le binôme monoparentalité-précarité, nous vous invitons à lire notre CALepin numéro 113.
9 « Travailleurs pauvres : un phénomène qui va augmenter si on prend en compte le niveau de vie », Stéphane Vande Velde, Le Soir, 20/05/2022.
10 Idem.
11 Parce que 85 % de femmes se trouvent à la tête de familles monoparentales, nous avons fait le choix de féminiser les éléments qui concernent cette réalité de vie.
12 Définition du Forem : Le flexi-job est une forme d’emploi, qui permet à un travailleur déjà occupé auprès d’un ou plusieurs autres employeurs, d’exercer un emploi à des conditions avantageuses auprès d’un employeur ou via une agence de travail intérimaire.
13 Le revenu d’intégration (RI), ou minimex, est une aide financière accordée par les centres publics d’action sociale (CPAS).
14 Chiffres Statbel issus de l’article « 72.1 % des 20-64 ans exercent un emploi en 2023 », 26/03/2024.
15 Propos issus de la soirée-débat « Précarité en BW : on en parle ? », organisée le 25/04/2024 par le groupe Ecolo de Genappe.
16 Idem.
17 Idem.
18 « La colère des pauvres : « notre fin du mois c’est le 16 » », Catherine Ernens, Moustique, 28/03/2024.