Limiter ou ne pas limiter en démocratie ? Telle est la question.

Mehdi Toukabri

« Je demande que l’on appuie sur pause. Pas sur la réduction du CO2 , mais sur tout ce qui, à proprement parler, n’est pas lié au réchauffement climatique. »[1] En prenant tout le monde de court le 24 mai 2023, le Premier ministre belge, Alexander De Croo (Open VLD), s’associe aux sorties similaires et précédentes du Président français, Emmanuel Macron, et de Zuhal Demir (NVA), ministre flamande du climat, en faveur d’un ralentissement des politiques climatiques.

Face à cette actualité déconcertante, un concept se révèle : celui de la limitation. Pour schématiser : en tenant ces propos, le libéral flamand invoque une limitation des politiques environnementales et climatiques. Dès lors que cet exemple provient d’un Etat démocratique, comme l’est notre pays, la Belgique, il est de bon ton de se demander quelle est la place de la limitation en démocratie et si son emploi est viable et souhaitable, compte tenu de nos libertés fondamentales et du droit en vigueur au sein du plat pays.

La démocratie et l’histoire de la Belgique

La Belgique, comme bon nombre de pays européens, tend vers une « exécutivatisation »[2] de l’Etat. Les pouvoirs spéciaux obtenus par les différents gouvernements fédéraux et régionaux durant la crise du Covid en est un exemple criant. Force est de constater que la démocratie (représentative) reste indétrônable au sein de notre royaume. Mais depuis quand pouvons-nous vraiment parler de démocratie en Belgique ?

« En 1830, la Belgique fraichement indépendante s’organise autour d’une Constitution qui instaure une monarchie parlementaire. Ceci revient à dire que le pouvoir héréditaire d’une couronne est limité par ladite Constitution et se place aux mains d’un Premier ministre, lequel n’a de compte à rendre qu’à une chambre parlementaire composée d’élus du peuple. Ce régime politique est, sur base de la constitution, libéral et démocratique. Toutefois, la conception égalitaire en droits et en devoirs de la démocratie n’est pas applicable à la Belgique du XIXe siècle au vu de l’évolution tardive du droit de vote. D’abord réservé aux hommes âgés d’au moins vingt-cinq ans et payant un quota d’impôt, ce vote dit « censitaire » évince les femmes et les bas revenus. Un demi-siècle plus tard, le vote « capacitaire » est mis en place. Par celui-ci, les diplômés de plus de vingt-cinq ans peuvent eux aussi voter, mais uniquement aux élections communales et provinciales. » Ensuite, le « suffrage universel pondéré par le « vote plural » est, en 1893, un système par lequel la situation de l’électeur lui permet de représenter plusieurs voix lors d’élections. Chaque homme a une voix, la richesse permet d’en obtenir une de plus, au même titre qu’un diplôme universitaire. C’est ainsi que certains peuvent avoir jusqu’à trois voix. Le suffrage universel masculin est mis en place en 1921[…]. Il faudra attendre 1948 pour que les femmes puissent participer aux élections et, de ce fait, atteindre un véritable suffrage universel, donnant à la population belge le pouvoir de participer à la vie politique de la nation de façon égalitaire. »[3] Il est intéressant de noter que la notion d’égalité dans l’expression de la citoyenneté ne se réalise de manière équitable qu’à partir de 1948, lorsque les femmes obtiennent le droit de vote. Cette situation décrit en partie la définition de la démocratie[4], car la seule façon pour le peuple d’exprimer sa citoyenneté est de voter afin d’élire un·e représentant·e. La démocratie en Belgique, oui, mais exclusivement représentative.

Et le droit dans tout ça ?

Si l’on peut désormais affirmer que la Belgique est un régime démocratique (représentatif), c’est, entre autres, parce que la Constitution belge « garantit la jouissance des droits et libertés sans discrimination. Elle proclame l’égalité des citoyens devant la loi, et l’égalité des femmes et des hommes. Elle garantit la liberté individuelle, la protection contre les arrestations arbitraires, l’inviolabilité du domicile, le droit à la propriété, la liberté de culte et d’opinion, le respect de la vie privée et familiale, la liberté d’enseignement, la liberté de presse et la liberté d’association. »[5] Revenons désormais à l’exemple formulé en introduction de ce papier : le souhait du Premier ministre de mettre sur pause toutes politiques qui ne concernent pas directement le réchauffement climatique.

La première question à se poser est donc pourquoi le libéral Alexander De Croo, à l’instar d’autres figures politiques européennes, demande-t-il cette pause ? Bertrand Henne l’explique sur les ondes de la RTBF : « Il y a une raison d’ordre économique : de plus en plus d’industriels en Europe sont en train de partir aux Etats-Unis. Joe Biden a décidé d’un plan massif de soutien aux investissements, l’inflation reduction act et c’est un vrai choc compétitif pour l’Europe. Donc, le message de nombreux industriels aux politiques […] : si vous voulez qu’on reste en Europe, laissez- nous tranquilles avec la nature. On a déjà assez de contraintes comme ça avec le climat. »[6] À moins d’un an des élections, nous avons ici un libéral flamand qui entre en campagne en relayant le propos des industriels européens, mais qui tente, par ce fait, de faire primer le droit d’entreprendre sur la lutte contre le réchauffement climatique. D’une pierre, deux coups. Si le droit d’entreprendre (au même titre que la lutte contre le réchauffement climatique, NDLR) n’apparaît pas au sein de la Constitution belge, c’est le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 qui en est le support. Son article 7 stipule : « il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon »[7]. Aujourd’hui, le principe de la liberté d’entreprendre est déposé dans la loi du 28 février 2013. Au sein de l’alinéa 4 de son deuxième article, il est précisé que : « La liberté d’entreprendre s’exerce dans le respect des traités internationaux en vigueur en Belgique, du cadre normatif général de l’union économique et de l’unité monétaire tel qu’établi par ou en vertu des traités internationaux et de la loi, ainsi que des lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes moeurs et des dispositions impératives. »[8] Quant aux normes climatiques, le principal traité international contraignant sur le changement climatique et regroupant pas moins de 194 Etats signataires, dont la Belgique, est l’accord de Paris. Il a été adopté lors de la COP 21, la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques du 12 décembre 2015. Son objectif primordial est de maintenir « l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2°C au-dessus des niveaux préindustriels » et de poursuivre les efforts « pour limiter l’augmentation de la température à 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels. »[9] Mais alors, laquelle de ces deux normes est la plus importante en droit belge ? Pour le savoir, il faut revenir sur un « classement des règles de droit qui permet de déterminer quelles règles de niveau supérieur doivent être respectées par les règles de niveau inférieur », appelé la hiérarchie des normes. En Belgique, cette hiérarchie des normes en vigueur se classe comme ceci :

  1. les normes de droit international 
  2. la Constitution 
  3. les lois spéciales 
  4. les autres normes législatives 
  5. les règlements 
  6. les circulaires[10]

Légalement, l’accord de Paris et les politiques environnementales et climatiques priment donc sur le droit d’entreprendre.

Limiter ou ne pas limiter en démocratie ? Telle est l’économie

Outre le concept de limitation, une raison claire peut désormais être avancée après avoir décortiqué de plus près les propos d’Alexander De Croo : l’économie. Qu’un gouvernement, par la bouche de son Premier ministre, tente de limiter les efforts mis en place par la Belgique pour respecter ses engagements face au réchauffement climatique, permet de constater que la croissance économique et les bénéfices des entreprises sont de facto les objectifs à atteindre.

Mais… la limitation peut parfois être bénéfique à nos sociétés, non ?

Coup d’œil dans le rétro de cette amie fumante qui nous veut du mal : la cigarette. Le 1er juillet 2011, « l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics du pays était effective. Finies les dérogations pour certains cafés, casinos ou discothèques. Tout le monde était logé à la même enseigne et la législation antitabac franchissait une étape décisive. »[11] C’est d’abord en 1976 et l’interdiction de fumer dans les transports en commun, sauf dans les compartiments prévus pour les fumeur·euses que la Belgique commence à limiter l’usage de la cigarette dans l’espace public. C’est d’ailleurs également à cette époque que l’impact nocif du tabac sur la santé commence à être discuté publiquement. Ensuite, c’est en 1991 que la loi Evin est votée en France. Elle interdit notamment le tabac dans les locaux collectifs et la vente de tabac au moins de 18 ans. En Belgique, la loi anti-publicité pour le tabac de 1997 amena une réelle avancée et petit à petit les lignes bougèrent. Durant les années 2000, les interdictions s’enchaînent : en 2000, fini de fumer sur son lieu de travail, en 2004, les jeunes de moins de 16 ans ne peuvent plus acheter de tabac et c’est au tour des moins de 18 ans en 2019. En 2020 apparaissent les paquets neutres et depuis le 1er janvier 2023, il est désormais strictement interdit de fumer sur les 550 quais de la SNCB. N’oublions évidemment pas la hausse du prix des accises qui ont fait grimper en flèche le prix du tabac ces dernières années.

Il aura fallu un réel courage politique pour qu’aujourd’hui, celle qui tue en Belgique 40 personnes par jour, soit environ 2 personnes par heure[12], soit de plus en plus limitée dans nos vies et dans notre société. Face à une telle question de santé publique, la limitation progressive, voire l’interdiction de la cigarette, était une nécessité et ce, malgré la toute-puissance des lobbys des cigarettiers. Et si la limitation (ou la non limitation) n’était plus calculée sur base de l’enrichissement de sociétés privées ou encore sur base de la sacro-sainte croissance, mais bel et bien sur la protection de nos acquis sociaux et sur des politiques réellement ambitieuses face au défi climatique ? Si la limitation progressive de la cigarette dans la vie des Belges a suscité çà et là une levée de boucliers, ni notre démocratie, ni nos libertés n’ont balbutié et ce, malgré les intérêts économiques colossaux des fabricants de tabac.

En 2020, au moins 238 000 personnes sont décédées à cause de la mauvaise qualité de l’air et des particules fines dans l’Union européenne[13]. Entre 2020 et 2022, les émissions des jets privés ont sextuplé en Europe14, polluant ainsi de manière conséquente l’air européen. La pollution générée par l’industrie européenne et mondiale, n’est malheureusement pas, elle non plus, en reste. Face à ce constat, les récents mots d’Alexander De Croo étaient tout de même destinés à une limitation des politiques climatiques. Quand se rendra-t-on compte que ne pas agir pour le climat et l’environnement, c’est fermer les yeux sur les impacts qui se répercuteront (et se répercutent déjà) sur notre santé, sur notre vie, sur nous ? Il est plus que temps que la lutte contre le réchauffement climatique et les politiques environnementales soient enfin considérées comme une véritable question de santé publique, au même titre que la lutte anti-tabac. Combien de temps encore des hommes et des femmes politiques de l’envergure de De Croo tenteront-iels de « mettre sur pause » des politiques qui, certes, seront moins bénéfiques à la croissance économique et donc au puissant·es de ce monde, mais qui in fine amèneront plus de justice sociale et climatique ? Ou devrait-on dire, tout simplement, plus de démocratie ? L’exercice sera difficile, mais de sa mise en œuvre dépend notre avenir.

Pour rappel, lors de sa dernière Convention d’octobre 2022, le d’Action Laïque a choisi de mettre en avant 3 actions concrètes pour lesquelles la mobilisation du mouvement est primordiale :

  • L’individualisation et l’automatisation des droits sociaux, en supprimant par exemple le statut de cohabitant15 ;
  • L’évaluation de chaque politique sous le prisme de la question environnementale et de la justice sociale ;
  • La déconstruction du dogme de la croissance, par exemple en réglementant et limitant les publicités de masse et en mettant en place une éducation (permanente et continue) capable d’émanciper du néo-libéralisme.

Sources

[1] « Pause environnementale : Alexander De Croo a pris tout le monde de court », Par Bernard Demonty, Pauline Hofmann (avec S.Vdv et B.Jy), 24 mai 2023, Le Soir.

[2] « En Belgique, le pouvoir de l’État est réparti entre trois pouvoirs, à savoir le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Chaque pouvoir contrôle et limite les autres pouvoirs. Ce principe de la séparation des pouvoirs n’est pas repris de manière explicite dans la Constitution et n’est pas absolu. » Les trois pouvoirs, Belgium.be.
Une exécutivatisation de l’Etat signifie donc que le pouvoir exécutif prédomine sur les deux autres.

[3] Histoire de la démocratie, Ilfac.be

[4] Du grec ancien, dêmos, « peuple » et kratos, « puissance, autorité ». Système d’organisation politique dans lequel la souveraineté et les décisions qui en découlent sont exercées théoriquement ou réellement, directement ou indirectement, par le peuple, c’est-à-dire par l’ensemble des citoyens.

[5] Libertés fondamentales, CRISP.

[6] Les coulisses du pouvoir du 25 mai 2023, Bertrand Henne, RTBF.

[7] Sénat de Belgique, Révision de l’article 23 de la Constitution, en vue d’y ajouter un alinéa concernant le droit du citoyen à un service universel en matière de poste, de communication et de mobilité

[8] Moniteur belge

[9] L’accord de Paris, Nations Unies, changement climatique.

[10] Vocabulaire politique, Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRiSP).

[11] « Dans le rétro : l’Horeca sevré de la clope depuis dix ans, retour sur un temps (sans filtre) où l’on pouvait fumer un peu
partout », Kévin Déro, 4 juillet 2021, RTBF.be.

[12] La mortalité due au tabac en quelques chiffres, tabacstop.

[13] European Environment Agency

[14] « La pollution des jets privés a doublé en un an en Europe », Joshua Askew, 30 mars 2023, Euronews.

[15] Lire article CALepin précédent

Scroll to top