« Je suis allé visité Lisbonne, c’était dingue, avec le Covid-19, il n’y avait quasi pas de touristes », « Ah, tu vas visiter *insérez ici le nom de n’importe quelle ville*, je te recommande tel restaurant, tu verras, ce n’est pas un piège à touristes », « Je pense partir faire un tour en Amérique Latine, mais pas comme un touriste, plutôt avec un sac sur le dos » … Malgré cette année particulière, nous avons toutes et tous entendu ce genre de phrase cet été.
Le hollandais en clapette et chaussette, l’espagnol qui ne fait pas d’effort pour communiquer en anglais, les familles issues d’un milieu social défavorisé qui vont au camping : à la manière dont personne ne se classerait lui-même dans la catégorie « bobo [1] », le touriste, c’est toujours l’autre, un mauvais voyageur. Mais là où le serpent se mord la queue, c’est que chacun, individuellement, nous essayons de nous détacher un maximum des stéréotypes qui entourent ce statut de touriste.
Le mythe du voyageur
Mais qu’est-ce qui est à l’origine de cette haine du tourisme de masse ? [2] Dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, le tourisme est né au 17ème siècle, avec l’organisation des « Grands tours » à destination des jeunes nobles de l’époque. Ces voyages avaient une visée éducative et culturelle et permettaient, par exemple, à de jeunes aristocrates d’aller visiter l’Italie ou l’Espagne. A travers les siècles, le tourisme à commencer à prendre une place de plus en plus importante avec le développement d’une nouvelle bourgeoisie suite à l’industrialisation des puissances européennes et au développement des réseaux ferroviaires.
Mais, c’est à partir de 1936 que nous assistons à une réelle massification du fait touristique avec l’arrivée des congés payés en Belgique. Dès lors, le tourisme n’était plus uniquement réservé aux classes sociales élevées mais devenait accessible aux classes populaires [3]. Ce moment de transition a posé les bases d’une forte économie du tourisme.
C’est à ce moment que nait la distinction entre le voyageur, issu de classes sociales élevées, presque aristocrate, qui connait les codes liés au voyage et le touriste, issu de la classe populaire, qui découvre (enfin) ce que c’est que d’avoir du temps libre tout en étant payé. Le fait de voyager est alors vu comme une sorte de privilège que le touriste de masse viendrait « gâcher » et dont l’unique présence viendrait abimer les paysages jusqu’alors réservés à une classe de privilégiés.
On le remarque, les stéréotypes naissants à ce moment sont donc plutôt d’ordre social. C’est alors que certains endroits deviennent rapidement accessibles à un public plus large. Le voyageur se sent épié et imité dans ses déplacements, imité dans ses choix et, par conséquent, la « frontière » entre ce voyageur (qui se considère comme raffiné) et le touriste populaire devient de plus en plus fine.
Un mépris paradoxal…
Mais qui est ce fameux touriste ? « Le touriste, c’est l’autre » comme le souligne Jean-Didier Urbain. Nous avons tous un jour été dans le rôle du touriste et avons tous cherché à nous différencier des autres touristes. Pour se faire, il oriente ses choix :
- En matière de destinations : il faut à tout prix éviter les endroits plein de touristes et chercher des itinéraires qu’on nous vend comme exclusifs, hors des sentiers battus.
- En adoptant des coutumes locales : en cherchant à converser avec l’autochtone dans sa langue, en cherchant des restaurants « typiques », …
- En choisissant bien son moment, comme, par exemple, le touriste qui part hors saison.
- En refusant d’organiser son voyage, en se laissant la liberté d’improviser.
Actuellement, nous remarquons également une envie de se démarquer quant à l’aspect « écoresponsable » du tourisme. La conscientisation des enjeux écologiques a donc également eu un impact sur l’industrie et a permis au touriste de se rendre compte du côté nocif de la consommation touristique. Cependant, un autre paradoxe est à montrer du doigt : malgré les effets dangereux du tourisme de masse sur une culture ou sur un environnement, le fait touristique a aussi permis le développement et la préservation d’une économie relativement stable (sauf en temps de pandémie, NDLR) ainsi qu’une énorme quantité d’échanges culturels. Le touriste n’est donc pas un voyageur rempli de défauts. Le fait de pouvoir aller à la rencontre de lieux et de gens permet une quantité énorme d’échanges de savoirs et d’expériences.
… Et d’actualité
Mais cette année a été quelque peu chamboulée. Suite à la crise du Covid-19, le mot d’ordre des vacances était le fameux #Staycation [4]. Une grande partie des gens a donc décidé de (re)découvrir notre pays ou ses environs.
Nous avons été, en Belgique, soumis à une série d’images nous venant tout droit de la Mer du Nord : quais de la gare bondés, bagarre sur la plage de Blankenberge, … Suite à ces événements, nous avons entendu beaucoup parler de soucis liés aux touristes « d’un jour », aussi appelés (avec une pointe de condescendance) touristes « frigo-box ». En plus d’être dénigrés par une bonne partie de la presse, ces derniers se sont notamment vu interdire l’accès à certaines villes.
Encore une fois, sommes-nous face à du mépris de classe ? Les mieux lotis, capables de s’offrir des nuits dans des hôtels, dans des locations ou encore dans leur propre seconde résidence contre les classes sociales inférieures, cherchant simplement un coin de sable et un accès à la mer pour se rafraîchir dans cette période de forte chaleur ? Nous ne sommes pas habilités à répondre pour le moment mais les termes utilisés, notamment par les médias sont assez équivoques : horde, vague, ruée… Et ont une nette connotation péjorative. La question de la gratuité de l’accès aux plages se pose aussi ce qui peut avoir de graves conséquences en matière d’égalité.
Conclusion
Le touriste est donc un être paradoxal, aimant à la fois voyager, rencontrer, apprendre, voir et se détendre tout en méprisant les personnes faisant la même chose… Mais nous sommes au cœur d’un phénomène de classe : ce que Bourdieu appelait la distinction. Cette « haine » du touriste est assez classique et dépend également du phénomène de hiérarchisation des goûts et des pratiques : « Bourdieu montre également que les styles de vie sont un mode de domination symbolique, car ils sont hiérarchisés. Les membres de la classe dominante sont porteurs du « goût légitime« : ils ont réussi à faire de leur propre style de vie l’étalon auquel peuvent être rapportées les pratiques des autres groupes sociaux. Le style de vie des classes populaires, quant à lui, n’est qu’un repoussoir. Le « beau » et le « laid« , le « vulgaire » et le « raffiné » sont donc des jugements sociaux, qui renvoient à des pratiques, des manières de faire ou d’être inégalement légitimes. »[5] La particularité dans ce cas précis est que cette distinction s’adapte au secteur du tourisme et du voyage… Avec, parfois, un mépris total envers les plus démunis et les plus fragiles.
Alexis Etienne
Bibliographie
[1] Bourgeois bohème
[2] La quasi-totalité de cet article se base sur l’ouvrage de Jean-Didier Urbain, « L’idiot du voyage – Histoire des touristes »
[3] « Les congés payés en Belgique ont 75 ans », 28/06/2011, rtbf.be
[4] Fusion entre « To stay » et « vacation » pour « rester » et « vacances ».
[5] Xavier Molénat, « La disinction », Hors-Série (n° 42) de la revue Sciences Humaines.