La biopiraterie

Ce sujet passionnant ne fait pas suffisamment l’objet de reportages ou d’informations diverses auprès du grand public. Et pourtant, cela fait maintenant quelques décennies que les ressources biologiques sont surexploitées par différents secteurs comme la santé, l’alimentaire ou le bienêtre, menaçant les lieux de grande biodiversité. Mais la biopiraterie va bien au-delà de ce concept. La spoliation des peuples autochtones garants de savoirs millénaires, le rapport inégal entre les puissantes industries des pays du Nord et le manque de moyens des pays mégadivers (cf. encart ci-contre) qui sont presque tous des pays en voie de développement, voilà ce que les ONG qui luttent contre ce phénomène dénoncent avec force. Comment des pays, des multinationales arrivent à déposséder sans impunité d’autres peuples de leurs ressources et des savoirs ancestraux associés ? Comment, en à peine 40 ans, certains sont devenus propriétaires du vivant ?

La biopiraterie

La littérature s’accorde pour dire que la biopiraterie (1, 2, 3) consiste dans l’accès et l’utilisation de ressources de la biodiversité (végétaux, animaux ou micro-organismes) et de savoirs traditionnels autochtones associés, en violation des droits de leurs détenteurs. Ces détenteurs sont par exemple les communautés locales qui ont développé de nombreuses connaissances et pratiques en lien avec leur environnement. La plupart du temps, il s’agit de la marchandisation du vivant au profit d’un groupe commercial ou même d’un Etat (dans le cas de recherches publiques) via le dépôt de brevets ou de marques.

Pour les détracteurs de la biopiraterie, il s’agit tout simplement d’un vol des connaissances ancestrales. Mais plus encore, les autochtones se retrouvent, par le nouveau « propriétaire », à limiter l’exploitation des plantes ou produits qu’ils utilisaient ordinairement dans leur quotidien et qui étaient souvent une source de revenus. De plus, aucune (ou une infime) rétribution ne leur est reversée. Pire encore, certains « propriétaires » demandent des royalties (4) si les agriculteurs locaux, par exemple, continuent à exploiter cette ressource.

Un exemple flagrant, celui du haricot jaune5 nord-américain. Dans les années 2000, un agriculteur texan va au Mexique en vacances et achète un sac de graines de haricots (rouge, noir, jaune…). Arrivé chez lui, il trie les haricots, ne garde que les jaunes et les sème. Après quelques récoltes, il décide de faire breveter ces haricots jaunes. Il devient  donc l’inventeur du haricot jaune et empêche le Mexique de les vendre aux Etats-Unis. Pire encore, il impose une taxe sur tous les haricots de ce type exportés du Mexique (10 à 15% de royalties). Ce litige entre le Mexique et cet agriculteur a duré des années. Non sans difficulté le Mexique a fini par obtenir gain de cause même s’il était clair que ce brevet ne faisait pas l’objet d’une invention.

Vous l’avez compris la biopiraterie fonctionne de la façon suivante :

1° La bioprospection (illégale dans le cas de la biopiraterie) :

Un représentant d’une société ou même un chercheur universitaire, un agriculteur (comme dans le cas précédent du haricot jaune) part dans un pays mégadivers en tant que touriste. Il s’informe, interroge, prélève des échantillons…

2° La recherche et le brevet :

A partir du matériel vivant et de toutes les données prélevées sur le terrain, le chercheur très bien aiguillé démarre ses recherches dans son laboratoire6. Il peut extraire le principe actif (cf. article sur l’industrie pharmaceutique, CALepin n°98), faire des manipulations génétiques… Par l’intermédiaire de son entreprise ou de son laboratoire universitaire, il peut faire breveter ses recherches… Et de ce fait, devenir propriétaire de la plante ou du micro-organisme. Le pays et les peuples à qui la ressource originale « appartenait », se trouvent donc dépossédés. Nous sommes passés de la découverte à l’invention, du bien commun à la propriété privée.

Mais comment cela est-il devenu possible ?

Aux Etats-Unis (7), dès 1930, le « Plant Patent Act » (8) reconnait la possibilité de breveter des plantes à reproduction asexuée. Mais le vivant reste tacitement intouchable.

Tout bascule au début des années 70, lorsqu’un microbiologiste au service de General Electric Company, Ananda Chakrabarty, demande un brevet sur une bactérie qu’il a génétiquement modifiée. Il est d’abord débouté mais après avoir fait appel, la United States of Customs and Patent Appeals (9) lui donne raison.

Nous sommes entrés dans l’ère du brevetage du vivant. Ainsi, à partir des années 80 avec l’émergence de la biotechnologie et du génie génétique, les industriels des secteurs pharmaceutique, cosmétique ou agricole obtiennent des droits exclusifs sur les gènes des plantes ou sur leurs modes d’utilisation. En 1998, l’Union européenne a définitivement suivi le mouvement avec la directive 98/44 (10). L’article 3-2 dit qu’« une matière biologique isolée de son environnement naturel ou produite à l’aide d’un procédé technique peut être l’objet d’une invention, même lorsqu’elle préexistait à l’état naturel ».

Selon Geneviève Azam, « au regard de ces industries, telle une machine, le vivant est décomposé en pièces détachées qui ne font plus sens : organes, tissus, cellules, gènes, molécules. Selon la méthode réductionniste, il est réduit à des parties fragmentées, séparables et substituables. Il peut ainsi devenir « matière biologique”, travaillée par les industries biotechnologiques. Dépouillé de tout caractère subjectif, il est une simple ressource, objet économique et objet de droit, en particulier de droits de propriété » (11).

Les droits de propriété intellectuelle (DPI)

La propriété intellectuelle concerne deux pôles distincts : la propriété industrielle c’est-à-dire les brevets, les dessins, les modèles industriels, les marques … et la propriété littéraire et artistique (les droits d’auteur). Pour l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) « les DPI ont comme objectif commun de récompenser l’effort créatif et intellectuel de l’être humain aussi bien au niveau artistique qu’au niveau scientifique. Cette nécessité de récompenser l’effort créatif constitue un droit fondamental de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 » (12). Personne – même les pays spoliés – ne dit le contraire.

Dans le cas de brevets industriels, il faut prouver que l’invention (objet du brevet), par opposition à une découverte (une observation d’un phénomène existant) soit (13) :

  • Nouvelle
  • Inventive (ne pas être une solution évidente)
  • Utile (avoir une application industrielle)

Le critère de nouveauté pose question. En effet, cela signifie que le brevet correspond à une invention qui n’existait pas. C’est sur ce terrain que les mégadivers se battent. Ils doivent récolter toutes les données sur leur territoire pour pouvoir contrecarrer les brevets qui mettent en avant la nouveauté de produits millénaires.

Pour Vandana Shiva, grande militante indienne engagée dans la lutte contre la biopiraterie : « Lors de la première colonisation, les peuples autochtones se sont fait voler leurs terres. Au moyen des droits de propriété intellectuelle et des brevets, on se trouve à piller l’esprit et le corps des peuples autochtones ; la vie elle-même se fait coloniser. » (14)

Malheureusement, ces obtentions de brevets perdurent même si elles sont en contradiction15 avec la Convention de Rio sur la diversité biologique (CRD) de 1992 qui donne « le droit aux Etats et aux communautés indigènes de jouir d’un droit souverain sur leurs ressources biologiques ». Elle rend nécessaire le consentement préalable du pays qui fournit les ressources génétiques. Il faut savoir que certains pays comme les Etats-Unis n’ont pas ratifié ces accords.

Pourtant, l’OMPI (16) rappelle à l’ordre : « La convention sur la diversité biologique vise à établir un équilibre entre les pays riches en diversité biologique et ceux qui, selon leurs progrès techniques, peuvent utiliser cette diversité notamment dans les secteurs pharmaceutique, biotechnique et agro-industriel. Pour les pays à très  grande diversité biologique, ceci est particulièrement important dans la mesure où ils regroupent la majeure partie de cette diversité et le marché mondial annuel des ressources génétiques représente 500 à 800 milliards de dollars US. Mis à part leur exactitude, ces chiffres importants montrent qu’il s’agit d’un marché que les pays à grande diversité biologique contribuent, en totale sécurité, à alimenter de manière substantielle mais dont ils ne tirent aucun bénéfice dans la majorité des cas.»

En résumé : une invention tirée du vivant grâce aux savoir-faire ancestraux peut permettre, par exemple, de trouver des remèdes contre des maladies. Tirer parti de toutes ces connaissances et en faire profiter l’humanité est merveilleux. Malheureusement, la manière d’agir des multinationales soutenues parfois par certains Etats corrompus tient souvent plus d’un procédé mafieux que d’échanges commerciaux honnêtes. Il est normal que les peuples qui ont su sauvegarder leur patrimoine écologique et le savoir associé attendent un minimum de respect. Ils ne doivent pas être mis devant le fait accompli ou, pire encore, se retrouver à payer des droits pour des produits qu’ils exploitent depuis des siècles. Par le protocole de Nagoya en 2010 et la législation ”Accès et Partage des Avantages” (APA), les autochtones attendent un retour financier justement mérité. Sous la pression des ONG, les comportements de certaines sociétés évoluent. Mais il faut rester vigilant, et aider les pays concernés à protéger leurs biens.

Dans un même ordre d’idée, concernant la privatisation du vivant, nous devons nous interroger sur les semences agricoles. Même s’il y a quelques mois la vente de semences paysannes à des jardiniers amateurs a enfin été autorisée, les agriculteurs sont loin d’être autonomes. Ils dépendent totalement d’une poignée de multinationales (17) (Monsanto-Bayer (USA), Corteva (USA), Syngenta-ChemChina (Suisse) ; Limagrain (France)) qui dictent leurs lois dans le domaine de l’agriculture. Je vous invite à visionner « Cash investigation – Multinationales : hold-up sur nos fruits et légumes » pour comprendre que, même ici, il y a des combats à mener contre la perte des biens communs.

Béatrice Touaux
Cet article est issu du CALepin de septembre 2020

Bibliographie

  1. La toupie sur toupie.org.
  2. « Pourquoi la recherche publique est-elle parfois accusée de biopiraterie ? » par Frédéric Prat pour inf’OGM, 17 février 2017
  3. https://www.doc-developpement-durable.org/file/ Agriculture/articles-Wikipedia/Biopiraterie_Wikipedia-Fr. pdf
  4. Redevance payée au propriétaire du brevet.
  5. Documentaire « les pirates du vivant » par Marie- Monique Robin, 2005
  6. La probabilité de trouver une plante intéressante sans informations locales va de 1/100 à 1/10000.
  7. « Qu’est-ce que le brevetage du vivant ? » par inf’OGM, le 19 septembre 2016.
  8. Loi qui autorise le dépôt de brevet pour les variétés de plantes autre que celles trouvées à l’état sauvage.
  9. La cour d’appel des douanes et des brevets, rôle transféré en 1982 à la Cour d’appel des Etats-Unis.
  10. Directive 98/44/CE du Parlement européen et du conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques.
  11. « Les droits de propriété sur le vivant » de Geneviève Azam dans Développement durable et territoires, Dossier 10/2008 : Biens communs et propriété.
  12. OMPI : Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore, 15 juillet 2003. Brevets portant sur lepidum meyenii (Maca).
  13. « De la bioprospection à la biopiraterie » SPF Santé publique.
  14. « Biopiraterie. Des alternatives à l’accaparement des savoirs traditionnels » france-libertes.org. Fondation Danielle Mitterand.
  15. « Qu’est-ce que le brevetage du vivant ? » par inf’OGM, le 19 septembre 2016.
  16. OMPI : Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore, 15 juillet 2003. Brevets portant sur lepidum meyenii (Maca).
  17. « Vilmorin double Monsanto au premier rang mondial des semences potagères » par Marie-Josée Cougard dans Les Echos du 16 octobre 2019
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