Texte issu du CALepin de décembre 2018
Je tiens à souligner tout d’abord que je ne m’exprime pas ici en tant que représentante de la Plateforme citoyenne Hébergement, mais en mon nom propre, une bénévole parmi un bon 40.000.
Et rassurez-vous, je ne serai pas longue, je préfère les actes aux longs discours.
Début novembre, il y aura un an que j’ai rejoint la Plateforme citoyenne Hébergement.
J’ai été informée de son existence par ma fille ; elle-même en avait eu connaissance par la maman d’un copain de classe d’un de ses enfants. Le bouche-à-oreille, ça fonctionne bien !
Qu’est-ce qui fut le déclencheur de mon engagement ? En vacances à Malte, quinze jours auparavant, en octobre 2017, j’ai vu repêcher un corps. Pas un nageur, non, un noyé tout habillé ! Un de ces milliers de noyés en Méditerranée dont on parle dans la presse, dont on voit parfois une photo au JT. Le vivre en direct, cela ne s’oublie pas. D’autant plus que, si je me suis empressée de quitter le bord de mer, j’ai été horrifiée de voir de très nombreux touristes photographier la scène.
Ma réflexion fut brève, très très brève. À 23-24 ans, j’ai hébergé pendant plusieurs mois trois Angolais, militants révolutionnaires du Front national de Libération de l’Angola, en lutte contre le régime dictatorial et colonialiste de Salazar et arrivés clandestinement par cargo à Anvers. Ils avaient la clé de mon appartement, allaient et venaient au gré de leurs besoins et trouvaient le soir un lit où dormir. Alors, à 70 ans, qu’est-ce que je risquais à accueillir chez moi des gamins en détresse ayant fui la guerre et la misère dans l’illusion d’un eldorado toujours plus inaccessible ?
J’ai hébergé durant l’hiver des Soudanais et des Érythréens principalement. Des gamins dont l’âge moyen tournait autour de la vingtaine. En m’étant fixé une limite : deux personnes, un jour par semaine, et en leur offrant la possibilité de dormir jusqu’à midi avant de regagner le parc Maximilien après un copieux brunch. Me suis-je parfois sentie inquiète ? Oui, mais uniquement pour ces gamins qui pourraient presque être mes petits-enfants. Au moment de les voir repartir vers un futur plein de dangers, traqués par la police, par les passeurs, par les prédateurs en tous genres. Pleins d’illusions sur l’Eldorado anglais qui signifie parfois à terme la fin de leurs rêves d’un avenir meilleur. Peur pour moi, certainement pas ! Ils furent parfois tristes et silencieux, livrant par bribes les horreurs vécues en Libye ou durant la traversée de la Méditerranée où périssent tant de leurs amis. D’autres furent plus extravertis, évoquant leur famille ou leur vie au pays d’origine. Tous ont été discrets, ne quittant la chambre que quand je les appelais et laissant tout dans un ordre impeccable, draps et couette soigneusement repliés au pied du lit.
À la même époque, en novembre, j’ai répondu à un appel visant à organiser un stock de vêtements répondant à trois conditions :
- avoir un local disponible
- être accessible en journée et/ou le soir
- avoir des facilités de parking à proximité
C’est ainsi que je suis entrée dans le réseau Colis-Colibri qui fournit aux hébergeurs et aux hébergés tout ce dont ils peuvent avoir besoin, des chaussures aux vêtements, des produits d’hygiène aux smartphones et GSM, des sacs de couchage aux sacs à dos, sans oublier toute la branche alimentaire dont personnellement je ne m’occupe pas, sauf à aller chercher de temps à autre des invendus ou des dons en remplacement de l’une ou l’autre bénévole.
La gestion de ce stock a très vite pris une telle ampleur que j’ai cessé d’héberger.
Pourquoi cela prend-il autant de temps ?
Parce qu’il faut surfer sur les réseaux sociaux pour ne pas rater la bonne occase (c’est ainsi que je suis allée chercher à Chaumont-Gistoux une voiture bourrée jusqu’au toit de matériel frappé du sigle d’Amnesty International et à Louvain-la-Neuve 10 sacs de chaussures et vêtements de sport Nike neufs et mis au rebut) ;
► Parce qu’il faut parcourir des kilomètres pour aller chercher les dons ou porter chez les hébergeurs ce dont ont besoin leurs invités ;
► Parce qu’il faut trier tout ce que l’on reçoit, certains confondant décharge publique et association caritative, d’autres un peu éloignés de la réalité de ce que portent de jeunes gamins âgés majoritairement de 15 à 25 ans et qui vous refilent les pantalons XXL ou les vieux vestons du Pépé ;
► Parce qu’il faut tenir un inventaire permanent du stock disponible pour relancer les appels aux dons ou répondre aux demandes des hébergeuses.
Pourquoi je continue depuis près d’un an ? Quand ces migrants arrivent chez moi (ils accompagnent généralement leur hébergeuse), ils n’ont parfois que des tongs aux pieds, un t-shirt et un pantalon en lambeaux (c’est peut-être la mode chez nous, mais pas chez eux). Ils repartent rhabillés de la tête aux pieds avec les excédents de notre société de surconsommation et de gaspillage. En onze mois, j’ai vu défiler des dizaines et des dizaines de gamins et de rares gamines, dont les noms et les visages se mélangent dans mes souvenirs. J’ai été payée en retour d’autant de sourires, de regards pleins de reconnaissance, de longues poignées de main, du sentiment d’avoir apporté un peu de réconfort à des êtres humains en souffrance. De temps en temps, je reçois une photo, par exemple de M. qui souhaitait un ensemble de training pour se rendre à vélo à Bruxelles et qui pose tout sourire pour me montrer comme il se trouve beau dans son ensemble, ou du petit A. (16ans) qui rêvait d’une paire de chaussures à crampons pour jouer au foot dans le quartier de la Chapelle à Paris et qui, en 24 heures, les a reçues parce que sur la Plateforme tout est possible.
Récemment, j’ai reçu un gars qui m’a dit être déjà venu chez moi.
Je lui ai répondu qu’en effet il était venu chercher des chaussures avec Marianne, son hébergeuse du moment, avec un petit gars de 16 ans qu’il avait pris sous sa protection et qui avait pu rejoindre l’Angleterre le lendemain de leur visite. Je lui ai dit avoir appris qu’il avait été arrêté et enfermé à Bruges et que j’étais heureuse de le savoir libre à nouveau. Un sourire a illuminé son visage ; il n’était plus un inconnu, quelqu’un s’était intéressé à lui et à son histoire. Alors, même si certains jours, la fatigue et le découragement se font sentir, je continue avec la détermination du colibri qui, dans la légende amérindienne racontée par Pierre Rabhi, apporte sa petite goutte d’eau pour éteindre l’incendie de la forêt.
Une hébergeuse du Brabant wallon