Roger-Pol Droit : « Enfant, ado, adulte… Quelles frontières ? »

Spontanément, chacun d’entre nous croit savoir ce que sont l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. On imagine, la plupart du temps, qu’il s’agit seulement de périodes de la vie, que distinguent des frontières temporelles.

Cette périodisation de la vie humaine verrait donc se succéder, plus ou moins harmonieusement, différents stades du développement individuel. Les modalités de cette périodisation varient selon les cultures et les siècles, mais l’idée même du « découpage » demeure constante : ces phases ont leur étendue, leurs délimitations, leurs caractéristiques.

Ainsi, l’enfance serait-elle le temps de la simplicité (on parle d’ « un jeu d’enfant »,  de « l’enfance de l’art »), du caprice et de la candeur (on porte sur le monde  « un regard d’enfant »), de l’infériorité (il faut « sortir de l’enfance », éviter de « retomber en enfance »). Le temps adulte est celui où l’on « ne fait plus l’enfant », celui de la maturité, de la vie « réelle »  et des responsabilités. Le temps de l’adolescence, entre deux, se présente toujours comme une transition, mêlant puberté, premières amours, apprentissages de la vie sociale, premiers doutes et premiers choix. Derrière cette chronologie, on ne saurait ignorer la biologie. Ces frontières temporelles sont également organiques : les processus hormonaux de l’adolescent ne sont pas ceux de l’adulte, les métabolismes de l’adulte ne sont plus ceux de l’enfant, etc.

Ces étapes de la croissance se réfèrent donc aussi au développement neuronal, osseux, musculaire de l’organisme. L’appareil cognitif, les capacités de raisonnement, d’abstraction, de compréhension ne sont pas les mêmes. L’affectivité n’est pas identique, l’émotivité non plus, la sensibilité diffère. Je rappelle les éléments bien connus de ces diverses frontières (temporelles, biologiques, psychologiques, sociales, etc.) pour proposer un changement de perspective, un autre regard sur ces trois pôles : enfant, adolescent, adulte.

Un point de vue philosophique sur ces frontières remet en cause leur successivité, et interroge l’idée même d’étape, car dans tout adulte subsistent un adolescent et un enfant. Au lieu de penser en termes de succession, il faut concevoir une superposition. Non pas des étapes, mais des strates. Au lieu d’imaginer des « stades » de l’existence, il s’agit de concevoir des « sites » qui coexistent. Des stades se parcourent. Des sites s’habitent. Il existe en nous un site de l’enfance, un autre de l’adolescence, et un site de l’adulte. Ils communiquent, car leurs frontières sont poreuses. En outre, ces sites ne sont pas donnés, mais à élaborer. L’esprit d’enfance ne se réduit pas à l’histoire vécue par chaque individu durant ses premières années, pas plus que le site « adolescence » n’est circonscrit à cette période. Comment les caractériser ?

L’enfance, enfouie et toujours présente

Il y a peu d’enfances thématisées dans la philosophie. Le plus souvent, les penseurs classiques ont dévalorisé ce site. Parmi les traits principaux de « l’esprit d’enfance », dont j’ai analysé les éléments dans mon livre Esprit d’enfance (Odile Jacob, 2017), je distingue notamment :

  • Une mémoire disparue, mais pas entièrement effacée, et toujours capable de resurgir : un objet, un lieu, une odeur ressuscitent un monde toujours présent en nous, selon un statut énigmatique.
  • Une forme de mutisme (in fans : l’humain qui ne parle pas encore) qui est en fait le moteur interne de toute expression.
  • Des émotions submergeâtes, qui sont à la fois pour la pensée logique paradoxalement paralysante et stimulante.

Cette construction de l’esprit d’enfance a une portée pratique. Vivre et se développer consiste en une rupture d’équilibre, indéfiniment rétablie et réitérée.  Un bon usage de l’esprit d’enfance permet d’entretenir ce déséquilibre, en perturbant la parole par le silence et le silence par la parole, la logique par l’illogique, le sérieux par le jeu, la froide lucidité par les émotions, etc. Et ce déséquilibre doit être à son tour perturbé, c’est-à-dire rééquilibré, mis en tension avec un retour à l’ordre –  ce qui l’empêchera de se transformer en chute ou en naufrage. Il ne s’agit pas de « retourner » en enfance, mais d’y trouver des ressources.

La vie adulte et le sérieux réaliste

Pour que le philosophe parvînt à vivre sous un contrôle intégral de la raison, il fallait que fussent ostracisés les enfants, mais aussi leurs semblables (femmes, sauvages, fous, esclaves, barbares, poètes…), tous soupçonnés d’un même défaut de rationalité, tous réputés incontrôlables, tous submergés violemment par leurs affects, désirs et passions, tous du côté du corps, de l’animalité, du bestial et du bas. C’est avec cette vision unilatérale que nous devons rompre. Non pour la transformer en son contraire, en choisissant la folie contre la raison, ou l’animal contre l’humain, mais en perturbant ces frontières. Sans pour autant les effacer.

L’adolescence et le choix de soi

Prolixes sur l’adulte, les philosophes sont demeurés plus que discrets à propos de l’adolescence. Ils la passent sous silence, ou bien la réduisent à un passage, dont on ne sait exactement en quoi il consiste ni ce qui s’y joue d’essentiel. Le philosophe Paul Audi, avec Au sortir de l’enfance (Verdier 2017), a proposé une lumineuse mise au point. Il donne à voir l’adolescence comme une expérience, profonde et décisive, cruciale pour la constitution de chaque sujet humain, un « drame métaphysique. » Ce drame consiste à éprouver le fait d’être soi, et rien d’autre, ni personne d’autre, à se découvrir à la fois autonome et dépendant d’une « dette de vie » originaire, qui nous échappe et nous dépasse.

Comprendre qu’on est soi, responsable de la vie qui vient, même si on n’a pas créé le monde ni sa propre existence, le drame adolescent est là et il subsiste en un sens toute la vie. Si l’adolescence est un « grand moment éthique », comme le souligne Paul Audi, c’est que chacun s’y trouve confronté à cette vertigineuse question : « Vais-je pouvoir me construire ou ne vais-je pas plutôt me défaire de moi-même ? »

Mode d’emploi

L’important, une fois entrevus ces trois sites, est de comprendre que nous pouvons avancer en passant de l’un à l’autre : adultes, nous sommes aussi enfants et adolescents. Et il s’agit d’expérimenter les passages d’un site à l’autre, et leur fécondité respective. Pour ne prendre qu’un exemple : si l’esprit d’enfance est essentiellement « l’esprit de la première fois », il doit nous rappeler à l’exigence permanente de réinitialiser, de rafraîchir, de reprendre à zéro nos approches du monde afin de retrouver partout, autant que faire se peut, l’éclat des premières fois. Ce retour n’est pas une régression, pas non plus un voyage dans le temps. Pas question de remonter à l’origine, de revenir à un point initial, antérieur à l’accoutumance.

Parce que cette vivacité est en fait toujours disponible, indifférente au temps qui passe. La retrouver ne consiste donc pas à remonter le temps, ce qui est impossible, mais à nous immerger autrement dans le réel, ce qui est en notre pouvoir, du moins dans une certaine mesure. Tentons de faire en sorte que chaque répétition devienne une première fois. Vive, présente, déconcertante, unique et neuve, et non pas millième répétition terne. Nous devons tendre – partout, toujours – vers une galaxie de premières fois.

Tout le temps des premières fois, même quand c’est la centième, la millième, la millionième. Par exemple : respirer pour la première fois. Dormir, s’éveiller, manger, boire, toucher une peau pour la première fois. Autant que faire se peut, évidemment. Au sens strict, vous pourrez toujours objecter que la première fois, par définition, est passée, révolue, donc inaccessible. Mais s’en rapprocher est possible.

Roger-Pol Droit

NB : Pour information, ce texte nous avait été fourni par l’auteur lorsque nous avions malheureusement du annuler une conférence programmée en avril 2018. Encore merci à lui.

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