Cycle des utopies : La précarité menstruelle ou le talon d’Achille de l’égalité féminine

Chaque mois, et ce depuis que le monde est monde, toute femme pubère foulant la surface de la Terre saigne. Et non, ce n’est pas une blessure, mais bien la preuve de l’absence d’un ovule fécondé. C’est la couche superficielle de la muqueuse, l’endomètre, qui se forme à peu près tous les 28 jours sur les parois de l’utérus. Et lorsque la femme n’est pas enceinte, et bien l’endomètre se désagrège pour se reconstituer ensuite. C’est ça, les règles. Et lorsque le moment des règles arrive, il serait erroné d’affirmer que toutes sont sur le même pied d’égalité pour se protéger. Financièrement, toutes les femmes ne sont pas non plus logées à la même enseigne. Pour les plus précarisées d’entre elles, le poids du prix des protections hygiéniques représente une charge financière supplémentaire, parfois difficile à assumer. Le propre de l’utopie est d’être un projet dont sa réalisation demeure impossible. Et si, pour une fois, nous y parvenions à cette utopie d’égalité ? Pourquoi ne pas briser les règles afin que plus aucune personne menstruée ne soit en situation de précarité menstruelle ?

Un peu d’histoire

« Les Anglais débarquent », « j’ai mes ragnagnas », « j’ai mes machins », « j’ai mes ours », ou encore, « je suis indisposée ». Autant d’expressions aussi diversifiées qu’imagées pour éviter de dire en public : « j’ai mes règles ». Preuve de la gêne et du tabou encore bels et bien présents actuellement autour de ce qui fait, entre autres, qu’une femme est femme. Même si aujourd’hui, les règles ont pu être placées au centre du débat, notamment grâce aux efforts de certaines figures féminines, l’Homme n’a pas été tendre avec les menstruations, et donc avec les femmes. Selon Stéphanie Coontz, historienne et professeure d’études familiales : « les rapports entre les sexes semblent plus égalitaires dans les sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs et la position des femmes s’aggrave avec l’émergence de la stratification sociale, de la propriété privée, de l’agriculture et de l’Etat »[1]. C’est avec l’avènement de la sédentarisation, entre 12 500 et 7500 av. J.-C.[2], que le patriarcat s’est imposé. L’écartement des femmes (du pouvoir, de la chasse, de la guerre, etc.), ainsi que leur subordination par la gent masculine a donc débuté. « On est vraiment dans des valeurs, dans un système de représentations. On est toujours dans cette idée que le sang masculin est contrôlé et que les femmes, elles, subissent cet écoulement sanguin » [3], explique l’historienne Nahema Hanafi. Un tabou des règles qui se renforcera encore plus avec la naissance et l’expansion des trois grandes religions monothéistes, ainsi que leurs textes fondateurs. « Dans le judaïsme, la Torah interdit d’avoir des relations sexuelles avec une niddah, une femme qui a ses règles ou a récemment eu ses menstruations. Dans le christianisme, l’Ancien Testament déclare qu’une femme menstruée est impure, et que tout ce qu’elle touche ou presque est souillé par ce contact. Dans l’islam, la menstruation est une souillure. Il est fréquent que les femmes et les filles musulmanes ne soient pas autorisées à prier ou à s’asseoir dans une mosquée pendant leurs règles. Elles ne peuvent pas non plus toucher le Coran. »[4] Ce tabou est également présent dans l’hindouisme où les règles sont considérées comme sales, voire impures. Au Népal, par exemple, la tradition de la Chaupadi, l’exil menstruel, est encore appliquée de nos jours par une majorité de femmes[5], même si illégale depuis 2005. Mais les religions ne sont pas les seules à véhiculer cette image dévalorisante de la Femme. Depuis les grands penseurs de l’Antiquité jusqu’au milieu du XXème siècle, la perte de sang mensuelle de la femme est considérée comme impure ou même maléfique. Selon Hippocrate, le sang des règles est « un sang toxique qui, s’il n’est pas expulsé, menace de corrompre les différents organes avant de monter au cerveau et provoquer des accidents nerveux »[6]. Jusque dans les années 1940, la théorie des ménotoxines faisaient vivre un enfer aux femmes. Selon son créateur, le hongrois Docteur Schick, les ménotoxines seraient des « substances nocives éliminées par la peau de la femme indisposée et qui seraient responsables des différents phénomènes de pourrissement et de fanaison des fleurs »[7]. Ambiance.

Chez nous et ailleurs

Aujourd’hui, c’est presque exclusivement grâce aux actions féministes que la question des menstruations est parvenue au niveau politique. Même si les différents clichés et préjugés entourant la question des règles ont toujours la vie dure, une victoire sans précédent est tout de même à noter : grâce aux efforts du collectif “ Belges & Culotées ” et au soutien de Test-Achats, la « taxe tampon » (ou « taxe rose ») n’est plus d’actualité en Belgique. C’est le gouvernement Michel et le Ministre des finances, Johan Van Overtveldt (NVA) qui, en décembre 2017, ont modifié l’ancien arrêté royal de 1970 et diminué, ainsi, la taxe sur la « protection hygiénique intime ». La Chambre des Représentants leur emboitera le pas, en juillet 2018, en approuvant à l’unanimité le projet de loi consacré à la diminution de la taxe sur la “protection hygiénique intime“. Concrètement, la T.V.A. (taxe sur la valeur ajoutée) des tampons, serviettes hygiéniques jetables ou lavables, coupes et éponges menstruelles passe de 21% (soit le taux des produits de luxe, comme les articles de parfumerie ou les voitures neuves) à 6%. En abaissant cette taxe, « la Belgique suit également l’évolution qui se dessine dans bon nombre d’autres Etats […] où ces produits bénéficient déjà d’un taux de T.V.A. réduit »[8]. D’autres régions du monde sont allées encore plus loin dans la lutte pour que toutes les femmes puissent avoir accès à ces protections intimes. C’est le cas de l’Irlande et du Canada où toutes formes de taxes ont purement et simplement été abolies sur les protections périodiques. Depuis 2018, l’Écosse est un exemple pour le reste du monde en termes de lutte contre la précarité menstruelle : elle distribue gratuitement des protections hygiéniques à toutes les étudiantes et écolières du territoire.

Une précédente enquête sur le sujet, intégralement disponible sur notre site[9], nous a permis de chiffrer la somme totale qu’une personne menstruée belge paie pour « ses règles » au cours de sa vie. Une femme en Belgique doit donc être capable de débourser la somme de 5300,24€ sur 38 années de menstruations pour pouvoir vivre le moment des règles en toute sérénité (coûts des protections menstruelles et des dépenses parallèles additionnées).

Quid des plus précarisées dans tout ça ?

En résumé, une femme doit avoir en poche entre 11 et 12€ par mois pour vivre la période des règles sans problème. Même si ce chiffre paraît assez bas, pour nombre de femmes belges, ce coût mensuel représente une réelle difficulté financière. En effet, pour les femmes les plus fragilisées par le coût de la vie, une douzaine d’euros de plus peut s’avérer déterminant. Les femmes les plus touchées par cette « précarité menstruelle » sont:

  • Les femmes sans domicile fixe.
    Pour elles, c’est le prix d’achat des protections périodiques, lié à la difficulté de trouver des endroits propres et hygiéniques pour prendre soin de leur corps, qui sont de véritables fardeaux. « En Belgique, il n’existe aucun chiffre officiel concernant le nombre de personnes sans abri, uniquement des évaluations des associations »10, selon le service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale. En 2012, la Belgique comptait 17 000 sans-abris[11] (un chiffre devant absolument être revu à la hausse), sans tenir compte des personnes en situation illégale, selon une étude du SPP (Service Public de Programmation) Intégration Sociale. Selon un dénombrement de personnes sans-abris réalisé en Région bruxelloise en 2014 par Strada[12], 22% des 2.603 personnes dénombrées sont des femmes[13].
  • Les personnes les plus précarisées.
    Est considérée comme pauvre, une personne qui vit avec moins de 822€ net par mois[14], pour une personne seule. Le chiffre monte à 1726€ par mois pour un ménage de deux adultes et deux enfants. Selon Statbel, les personnes les plus touchées par le risque de pauvreté (en d’autres mots qui vivent sous le seuil de pauvreté) sont les femmes. Sur base du graphique présenté ci-dessous, 17,2%[15] des femmes belges vivent sous le seuil de pauvreté. La tranche d’âge des 16-24 ans est, elle, la plus touchée par la pauvreté. Le taux grimpe à 41.3%[16] lorsque l’on parle des ménages monoparentaux (dont le parent en charge est le plus souvent une femme) avec enfants dépendants. Sur un budget de 822€ net par mois pour une femme seule, mettre la main au portefeuilles pour se procurer des protections intimes est parfois tout bonnement impossible.
  • Les étudiantes pauvres.
    Le taux de risque de pauvreté des jeunes entre 16 et 24 ans était de 20,4 % en 2018. Durant l’année académique 2015-2016, près de 192.000 étudiants étaient inscrits dans l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, dont 109.000 étudiantes. En tenant compte de cette réalité, 23.000 étudiantes bruxelloises et wallonnes ne savent pas subvenir à leurs besoins, et donc ne peuvent
    pas se procurer de protections intimes.


En Conclusion

Un engagement social et un travail sur les mentalités sont plus que nécessaires pour que chacune puisse avoir accès à des protections intimes et ce, sans tabou. Au-delà de l’égalité entre toutes les femmes, être conscient que certaines personnes menstruées doivent choisir entre se nourrir ou se protéger intimement durant leurs règles doit être insupportable pour tout-un.e chacun.e. Il est impératif de pouvoir proposer partout et gratuitement des protections intimes à toutes les femmes, peu importe leur âge, leur origine ou leur niveau social !

A défaut d’engagement fédéral ou régional quant à la gratuité des protections d’hygiène intime en Belgique, certaines associations ou collectifs prennent le problème à bras-le-corps afin d’aider les plus démunies.

  • C’est le cas du collectif Belges & Culottées. Grâce à leurs actions acharnées, la diminution de 15% sur la TVA sur les produits d’hygiène féminine est aujourd’hui effective. Selon elles, « La fin de la taxe tampon représente environ 2000€ d’économies sur la vie d’une personne»[17].
  • C’est également le travail quotidien de l’association BruZelle. « Brisons les tabous. Changeons les règles. » Un slogan parlant pour dénoncer une réalité difficile pour bon nombre de femmes. « L’objectif de BruZelle est de lutter contre la précarité menstruelle en collectant des serviettes hygiéniques et en les distribuant gratuitement et dans la dignité aux femmes en situation de précarité. »[18] BruZelle ne collecte que des serviettes hygiéniques (pas de tampons !) emballées individuellement, via différents points de collecte. Une
    fois les serviettes récupérées, celles-ci sont envoyées dans les locaux bruxellois de BruZelle où elles seront ensuite emballées dans une trousse en tissu cousue à la main par des sympathisant.e.s. Enfin, les bénévoles partent à la recherche des femmes dans le besoin (femmes sans-abris, celles des camps de migrants, etc.) pour leur distribuer une trousse.

Depuis le 27 mars 2019, une boîte de collecte de serviettes hygiéniques est présente sur le campus de l’ULB grâce aux efforts combinés d’une étudiante et de l’association BruZelle. C’est à travers la mise en place du point de collecte BruZelle de l’ULB que Laïcité Brabant wallon a eu vent du projet. Depuis début septembre 2019, toujours en collaboration avec l’association BruZelle, LBW a créé deux points de collecte fixes de serviettes hygiéniques: le premier au 33 rue Lambert Fortune à Wavre, le deuxième au 10 Rue Georges Willame à Nivelles.

LBW souhaite également profiter du réseau laïque pour étendre ce projet profondément humain et solidaire. Un jour peut-être, les protections d’hygiène intimes seront entièrement gratuites et disponibles en libre-service à toutes en Belgique, mais d’ici là, récoltons-en un maximum afin de rendre réalisable cette utopie qu’est l’égalité menstruelle entre toutes les femmes. Et peut-être un jour, changer les règles !

Mehdi Toukabri

Bibliographie

[1] Origine et nature du patriarcat – une vision féministe, Nadia De Mond, novembre-décembre 2012.
[2] Néolithique : Sédentarisation et agriculture, André Larané, 11 septembre 2019.
[3] Comment les règles sont devenues taboues, Sylvie Chayette, 13 décembre 2017.
[4] Règles : des croyances menstrueuses, Catherine Mallaval, 24 octobre 2017.
[5] Idem
[6] Du sang et des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle Epoque, Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, 2001.
[7] Idem
[8] Arrêté royal modifiant l’arrêté royal n° 20 du 20 juillet 1970, fixant les taux de la taxe sur la valeur ajoutée et déterminant la répartition des biens et des services selon ces taux en ce qui concerne certains produits destinés à la protection hygiénique intime et les défibrillateurs externes, 10 décembre 2017.
[9] A retrouver sur: https://calepin.be/precarite-menstruelle-ca-coute-combien-les-regles-dans-la-vie-dunefemme/
[10] Combien la Belgique compte-t-elle de personnes sans-abris ?, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, 4 juillet 2017.
[11] Focus n°2 : Lutte contre le sans-abrisme et l’absence de chez soi, SPP Intégration Sociale, 14 novembre 2018.
[12] Troisième dénombrement des personnes sans abri, sans logement, et en logement inadéquat en Région de Bruxelles–Capitale, La Stada, 6 novembre 2014.
[13] Femmes sans-abris : pourquoi elles se masculinisent, Ariane Dierickx, 8 mars 2017.
[14] Qui sont les pauvres en Belgique, SPF Finance, 16 octobre 2007.
[15] Risque de pauvreté selon sexe et classe d’âge pour la Belgique, 2018, Statbel.
[16] Risque de pauvreté selon type de ménage pour la Belgique, 2018, Statbel.
[17] Site web du collectif Belges et Culottées : https:// belgesetculottees.jimdo.com/
[18] Site web de l’ASBL BruZelle : bruzelle.be

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