Virage à droite en Belgique francophone : un nécessaire décodage… laïque

Mehdi Toukabri

9 juin 2024, Belgique. Un triple scrutin crucial se joue. Partout dans le plat pays, citoyens et citoyennes se rendent aux urnes pour élire leurs représentants européens, fédéraux et régionaux sur fond d’hypothétique victoire éclatante de l’extrême-droite flamande. Dans la nuit, les résultats définitifs se font connaître : au nord du pays, le parti nationaliste de Bart De Wever perd quelques plumes, mais reste le premier parti national secondé par le parti d’extrême-droite de Tom Van Grieken. Au sud du pays, la surprise est totale : les socialistes de Paul Magnette dégringolent au profit des libéraux de Georges-Louis Bouchez et des centristes de Maxime Prévot. Comprenez, « à droite toute » en Wallonie, ancrée historiquement à gauche. Mais, l’azur wallon a-t-il été plébiscité largement en Wallonie ? La Laïcité est-elle en phase avec la direction du nouvel attelage exécutif de centre-droit francophone ? Décodage.

« Habemus pactum ! » A peine plus d’un mois après les résultats des élections, fumée blanche en francophonie : le Mouvement Réformateur (MR) et les Engagés seront partenaires pour gouverner à la Région wallonne, ainsi qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles. Plus qu’une mise en place rapide1, les exécutifs régionaux et communautaires francophones posent les jalons d’une nouvelle ère à droite au sud du pays. Les premières mesures annoncées au sein de l’accord de gouvernement (déclaration de politique régionale (DPR) et déclaration de politique communautaire (DPC), NDLR) n’y échappent pas, avec comme maître-mot, une réduction des dépenses (entendez, politiques d’austérité). Pêle-mêle : une suppression des conseils provinciaux d’ici à 2030, une baisse des droits de succession et des droits d’enregistrement, la fin des allocations familiales semi-automatiques après 18 ans, une réévaluation des subventions aux associations, une limitation des allocations de chômage à deux ans, une fusion des trois réseaux d’enseignement liés à l’officiel etc. Le tout saupoudré d’une gageure : 1.5 milliard de baisse de fiscalité et le patron des libéraux, Georges-Louis Bouchez, d’annoncer « ce sera la plus grande baisse d’impôt jamais enregistrée en Wallonie ».

Une droitisation allant de pair avec celle de l’électorat wallon

Un virage à droite donc au sud du sillon Sambre et Meuse, au même titre qu’au nord ? Emilie Van Haute, professeure de sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), tempère : « ce virage à droite se situe essentiellement en Wallonie. Pour les deux autres régions, en Flandre et à Bruxelles, on est plutôt dans une dynamique de polarisation. En Flandre, il y a une polarisation avec le bloc de droite des nationalistes de la NV-A, tiré à sa droite par le Vlaams Belang, qui ressort gagnant, mais en même temps, le bloc de gauche (PTB et socialistes flamands de Vooruit, NDLR) se maintient, voire se renforce. A Bruxelles, la même dynamique de polarisation s’esquisse : à droite, le MR se renforce, tout autant que le PTB à gauche. Alors qu’en Wallonie, là c’est très clair, c’est le bloc de gauche, le PTB, Ecolo et le PS, qui est perdant, alors que le bloc de centredroit, le MR et les Engagés, lui, remporte la bataille. » Pour la chercheuse, les raisons de ce virage sont multiples. « Un des facteurs souvent sous-estimés est qu’il y avait un potentiel électoral à droite assez important en Wallonie. Si l’on compare les opinions des électeurs néerlandophones et francophones, et plus singulièrement celles des wallons, elles se révèlent fondamentalement très peu différentes. Certes, un peu plus à gauche socio-économiquement en Wallonie, mais culturellement elles se rejoignent tout à fait. C’est donc tout naturellement sur ce potentiel électoral que le MR a capitalisé, en se repositionnant bien plus à droite qu’il ne l’était auparavant. ». La chercheuse pointe également « la réussite des Engagés et plus singulièrement du MR à se présenter comme une véritable force de changement ou d’alternance, alors que les libéraux étaient au pouvoir au sein des différents niveaux de pouvoir lors de la précédente législature » ou encore « la capacité de la part du MR à mettre à l’agenda une série de thématiques reflétées au sein de l’électorat ». Il y a eu un changement de priorités politiques : « par exemple, les questions environnementales ont disparu au profit des questions d’immigration. » De plus, l’ancrage local est, selon Emilie Van Haute, essentiel pour qu’un parti se maintienne. « Cette implantation à droite n’a pu être réalisée que parce que certains partis, comme le PS, ont délaissé les sections locales qui lui ont longtemps été acquises. La question du renouvellement politique a donc, pour ces sections, tout naturellement été posée. »

Un « plébiscite » en demi-teinte

Cependant, l’électorat wallon est loin d’avoir plébiscité les forces politiques de droite. « Clairement, il y a un grand différentiel dans les comportements électoraux entre hommes et femmes. Les hommes penchent davantage à droite et les femmes davantage à gauche », éclaircit la professeure en sciences politiques.

« Cette généralisation se superpose aussi aux situations de niveau d’éducation, de statut socio-économique, etc. Mais on peut clairement affirmer que le MR aura réussi à capter les voix d’un électorat d’hommes plus jeunes (entre 18 et 34 ans, NDLR) lors de ces dernières élections et ce, via un discours ouvertement conservateur. » Pour Martin Georges, rédacteur en chef de la revue Politique et doctorant en philosophie politique à l’Université de Liège, « il faut relativiser la victoire de la droite en Belgique francophone. » Le bloc de gauche composé d’Ecolo, du PS et du PTB, « baisse en Wallonie, mais la gauche radicale et les socialistes augmentent en Flandre et donc opèrent un mince rééquilibrage entre le nord et le sud du pays. Donc, ce n’est pas vécu comme une défaite absolue dans les rangs du parti de Raoul Hedebouw. Les socialistes, eux, ne perdent que 2,9 % en Wallonie. Par contre, la réelle défaite se situe chez les écologistes » et leur perte sèche de plus de 7 % par rapport à 2019. « C’est pour cette raison que la droite peut se targuer d’avoir gagné les élections, avec un MR qui devient effectivement le premier parti francophone. » Être le premier parti en Wallonie et frôler les 30 %, un pari plus que réussi pour le président des libéraux. Cette place de leader, le descendant du Parti Libéral la doit notamment à un discours budgétaire critique de la gauche. « Selon Georges-Louis Bouchez, le MR est un parti sérieux au niveau financier et au niveau de la gestion publique, la gauche quant à elle, c’est la gabegie financière », explique Martin Georges. « Mais, durant la campagne électorale, les partis pouvaient envoyer une partie des mesures de leur programme au Bureau Fédéral du Plan qui se chargeait de les analyser et surtout de chiffrer leurs impacts financiers. Le plus mauvais élève de l’ensemble des partis politiques, c’est le MR. Celui qui creuse le plus la dette2, c’est le parti de Georges-Louis Bouchez. » Pour le rédacteur en chef de la Revue Politique, « la gauche peut être critiquée, mais elle peut être sérieuse à propos de la gestion des finances, de la gestion publique et de la gestion de l’Etat, mais surtout de la pérennité du pays. » Une vision politique largement détaillée au sein du dernier numéro de la Revue Politique, « Finances, politiques publiques, budget : Ce que la droite ne fera pas ». Plusieurs débats y sont proposés, comme celui de la gestion de l’Etat et l’application de mesures progressistes en Belgique alors que les traités européens (dont la Belgique est signataire, NDLR) sont largement ancrés dans une perspective de restriction budgétaire ou encore celui de l’évasion fiscale. « Quelque chose que le MR ne fera pas, c’est assez clair, c’est lutter contre l’évasion fiscale3 », souligne Martin Georges. « Pourtant, c’est une idée qu’une grande partie de l’opinion belge plébiscite. Le fait que l’Etat perde des milliards d’euros en raison d’un non-intérêt et donc d’un manque d’investissement dans des services de lutte efficaces contre l’évasion fiscale est un problème. » Un chiffre qui tourne aux alentours de 30 milliards4 d’euros par an rien qu’en ne tenant compte que de la fraude fiscale5.

Liberté. Egalité et solidarité ?

Pour le Centre d’Action laïque, « la laïcité qui autorise le débat, jusqu’au blasphème, dans le respect absolu de la personne humaine, apparaît comme une condition de survie de l’humanité. Il nous appartient d’œuvrer pour une approche transversale de la vie en société, pour le « construire ensemble ». Dans l’idéal laïque, il y a de la place pour la liberté et la diversité, pour des options, pour des idéologies, pour des partis… Tous ces éléments contribuent à forger une société solidaire, solidement ancrée sur ses inamovibles piliers : liberté, égalité, solidarité. »6

Un triptyque laïque fort et impactant. Mais est-il en phase avec la direction très « centre-droitière » du duo Prévot-Bouchez ?

Pour Emilie Van Haute, « les acteurs politiques qui forment ce duo n’ont pas le même passé à la fois sur les questions philosophiques et sur les questions socio-économiques. Les mesures proposées dans la DPC ne sont pas toujours explicites et cela laisse une marge de négociation en cours de législature. Il faudra voir comment les deux partenaires vont opérer des équilibres. Sur les questions philosophiques et de liberté, on a un MR qui s’appuie sur un ancrage laïque historique, même s’il y a ouverture et du côté des Engagés (héritier du Parti Catholique, puis du Parti Social-Chrétien, NDLR) qui s’appuient, eux, sur un ancrage historique catholique, même s’il y a ouverture. Donc, deux partis qui, sur papier, sont ouverts à la diversité philosophique, mais qui en même temps ont un passé difficile à oublier. Sur les questions d’égalité et de solidarité, le positionnement des Engagés pose question, puisque c’est un parti qui a opéré une refondation. Que les valeurs qui animent cette refondation ne sont pas toujours extrêmement claires et que la façon dont ces valeurs vont être appliquées dans des politiques publiques sont encore un gros point d’interrogation. Mais, Les valeurs d’égalité et de solidarité, si elles apparaissent, seront davantage portées par les Engagés. Le positionnement du MR, quant à lui, est très clair. Il a des positions d’égalité par le mérite, par les compétences et par les réalisations personnelles, plus que par la solidarité et l’ascenseur social. » Pour Martin Georges, « une réponse en deux temps est nécessaire. Premièrement, probablement que pour les Engagés et le MR, les mots qui composent ce triptyque ont du sens. Je pense que personne n’est contre la liberté, l’égalité ou encore la solidarité dans le cercle des partis démocratiques. La question serait plutôt : que met-on derrière ces mots ? En deuxième lieu, de mon point de vue, la liberté a besoin de conditions matérielles pour exister concrètement. Ces conditions passent par une forme de solidarité et d’égalité. Plus grandes que ce qu’elles ne sont aujourd’hui. Et donc, je ne crois pas au primat, à la mise en avant seule, de la liberté, qui permettrait d’apporter plus d’égalité et de solidarité. Ce qui serait la position libérale, probablement. Je crois, dans une perspective sociale, de gauche, que c’est d’abord, par l’égalité et la solidarité qu’on atteint la liberté. »

 

Sources

1 A l’heure d’écrire ces lignes, seule la Région wallonne et la FWB et la communauté germanophone disposent d’un gouvernement de plein exercice. Les concertations en vue de la formation d’un gouvernement aux niveaux bruxellois, flamand et fédéral patinent.
2 Le MR est le parti qui creuse le plus les finances publiques. Le déficit budgétaire attendrait, en 2029, 7.6 % du PIB si l’on appliquait les propositions prioritaires du MR, « Les points faibles des programmes électoraux », Le Soir, 8 mai 2024.
3 L’évasion fiscale consiste, pour un contribuable français, à éviter ou à réduire le montant de ses impôts en transférant ses actifs dans un pays où la fiscalité est plus avantageuse.
4 Chiffres de 2021 du SPF finance. « La Belgique lutte-t-elle suffisamment contre la fraude fiscale ? », RTBF, 20 mai 2023.
5 La fraude fiscale se définit comme l’ensemble des procédés frauduleux permettant d’échapper volontairement à l’impôt.
6 « La Laïcité : un concept simple à définir », site web du CAL.

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