Une utopie, c’est quand on réfléchit à la meilleure manière d’organiser une société où tout le monde s’épanouirait le plus possible. C’est une identification des problèmes liés à la société dans laquelle nous vivons et une proposition radicale d’évolution, de changement. On lui reproche souvent de ne pas tenir compte des réalités… Elle nous permet également de rêver. Cette année, à travers une série d’articles, nous avons décidé de vous présenter quelques utopies passées, présentes et futures. Comment elles ont vécu, échoué, comment elles se vivent et s’expriment aujourd’hui.
C’est à Paris, au Théâtre de l’Odéon que tout commence : le 4 mars dernier un groupe d’artistes et de professionnels du secteur culturel investissent les lieux. Leur but ? Occuper l’endroit afin de dénoncer la situation intenable dans laquelle se trouvent les personnes qui travaillent dans les secteurs de la culture, de l’événementiel et du tourisme. En France, le mouvement « Occupation Odéon » sera rejoint par environ 70 théâtres.
Le National occupé…
Il aura fallu deux semaines pour que des événements similaires arrivent chez nous : le 19 mars dernier, sur le coup de 16h, plusieurs dizaines de personnes envahissent le Théâtre National (TN), avec l’accord de son directeur.
Après un court moment de cohue au sein des protestataires, l’occupation s’organise : des assemblées générales appelées « états généreux » sont programmées tous les soirs, dans l’idée d’une agora citoyenne. En journée, des débats sont organisés, des textes sont lus, des groupes de travail sont lancés, des comédien·nes et des musicien·nes répètent… Mais, « le but du jeu, c’est de réclamer la réouverture des lieux culturels et de rassemblement. Parce que pour nous, c’est aussi très important de parler de l’Horeca, de l’événementiel et de tous les lieux qui sont fermés depuis plus d’un an maintenant », confiera Denis Laujol, metteur en scène investi dans l’action[1]. On ajoutera à ces revendications l’investissement des acteur·trices présent·es au TN dans la lutte pour la régularisation des sans-papiers pour qui la situation est également intenable depuis le début de la pandémie.
… Et rejoint par le théâtre royal de la Monnaie
Après une semaine de négociations, un groupe de jeunes issus du secteur culturel décide également d’occuper la Monnaie. Il faut dire qu’investir et occuper un haut lieu de la Révolution belge près de 200 ans plus tard, c’était symboliquement très fort. Si l’endroit est chargé d’histoire, il montre aussi toute l’ironie du présent : un théâtre fermé qui donne une vue imprenable sur la plus importante artère commerciale du pays, la rue Neuve : celle-ci est, évidemment, pleine de monde. Ici, la stratégie est légèrement différente qu’au « National » : là où ce dernier est sous la tutelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Monnaie est une des rares dernières institutions culturelles fédérales dépendant directement de l’État belge, et donc du gouvernement fédéral via sa Ministre de tutelle, Sophie Wilmès (MR). C’est donc un collectif bilingue qui va se créer et occuper les lieux : Bezet La Monnaie Occupée. Là où l’occupation du National entendait amener le débat dans ses murs, à la Monnaie, le collectif organise des « Publieke Tribunes » afin de donner un autre récit de la crise et de sa gestion mais aussi dans le but de faire converger les luttes et de donner la parole aux « Sans voix » : groupes féministes, victimes de violences policières, travailleur·euses du sexe, étudiant·es, syndicats, travailleur·euses en situation de précarité, représentant·es du secteur associatif… Pendant près d’un mois, sur le parvis, face à cet imposant bâtiment, le collectif a proposé des activités quotidiennes aux personnes venues là pour soutenir la cause, mais aussi aux nombreux·ses passant·es : prises de paroles, moments d’expression, concerts (même si chaque interlude musical commençait par « Ceci n’est pas un concert », afin de respecter l’interdiction en cours), performances théâtrales, danses… Après autant de temps privés de ces espaces artistiques et du contact social qui s’y déroulent, des sourires naissent sur les visages des spectateur·trices. Le public de ces tribunes a vu défiler la pluie et le beau temps, les rires et les larmes, le bonheur d’être ensemble et la détresse de certain·es intervenant·es.
Au niveau des revendications, elles sont claires : sortir de la logique du « stop and go » qui impacte les secteurs considérés comme secondaires – dont fait évidemment partie le secteur culturel – et apprendre à vivre avec la maladie, dans le respect des normes de sécurité : Thymios Fountas, metteur en scène, auteur et comédien précise : « Nous réclamons une répartition plus équitable des mesures sanitaires et un changement de paradigme dans la façon de hiérarchiser les priorités, poursuit celui qui réclame une solidarité entre les métiers du lien, tous victimes de précarité, que ce soient les travailleurs du sexe, ceux du monde de la nuit, de l’Horeca ou les artistes. On va devoir continuer à vivre avec la pandémie et il n’est plus rationnel de penser un monde où le lien est absent et où la diversité des paroles n’est pas prise en compte. »[2]
Une utopie ?
Nous avons commencé ce papier en postulant qu’une société utopiste chercherait l’épanouissement de ses citoyen·nes en leur offrant une place, en leur permettant d’être un rouage dans la cité. Force est de constater que, depuis plus d’un an, certains secteurs ont été mis au ban du débat et ont été considérés comme « non essentiels ». Cela dit, nous sommes en droit de nous demander selon quels critères une activité pourrait être considérée comme plus ou moins essentielle qu’une autre.
Derrière tout ce questionnement, ce sont des gens, des vies, des familles et des rêves qui subissent le regard de certain·es qui leur font comprendre que toute l’énergie qu’ils ont mise dans leur travail ne compte pas. Derrière ces choix politiques, le mépris… C’est bien ce manque de considération qui lie les secteurs artistiques à d’autres secteurs considérés comme précaires.
Que ce soit au Théâtre National ou à la Monnaie, dans les murs ou en extérieur, en donnant la parole aux oublié·es de cette crise, en permettant aux gens de débattre, de se retrouver et de se questionner, en reprenant nos moyens de mobilisation, l’occupation des théâtres a bien quelque chose qui relève de l’utopie.
Alexis Etienne
[1] « Occupation du Théâtre National : ″Il faut peut-être reprendre nos outils de travail à ceux qui nous les ont confisqués″ », RTBF Info, 19 mars 2021.
[2] « Opéra occupé pour rendre la Monnaie de sa pièce », Le Soir, 4 avril 2021.