Propos du pape sur l’avortement : entre honte, incompréhension et détermination

Mehdi Toukabri

« Les médecins pratiquant l’avortement sont des tueurs à gage ». « C’est la nature qui fait la femme, pas la culture. Et la nature l’a faite mère, c’est à cela qu’elle est destinée. La femme est accueil fécond, soin, dévouement vital ». Deux bombes lâchées par le pape lors de sa visite en Belgique entre les 26 et 29 septembre 2024, à l’occasion de la célébration des 600 ans des universités catholiques de Leuven et de Louvain-la-Neuve. A ces propos peuvent également être ajoutés une ambition du représentant du Vatican de lancer « le processus de béatification du Roi Beaudouin »1. On l’aura compris, le souverain pontife a déclaré la guerre à l’avortement et à celles et ceux qui permettent à cette pratique d’exister. Mais, au sein de notre société belge sécularisée, tout le monde n’est pas du même avis que l’évêque de Rome. Triptyque d’interviews.

Antigone Hatzfeld, médecin généraliste, administratrice au GACEHPA (Groupe d’Action des Centres Extra-Hospitaliers Pratiquant l’Avortement) et pratiquant des IVG depuis 6 ans

MT : Lors de sa visite en Belgique, le pape a traité l’ensemble du corps médical pratiquant l’avortement de « tueurs à gage », ainsi que la loi autorisant l’avortement de loi « meurtrière ». En tant que médecin qui réalise des avortements, comment vous êtes-vous sentie en prenant connaissance de ces propos ?

AH : Tout d’abord, je trouve cela honteux que le pape se permette d’avoir de tels propos. Le fait de réaliser des avortements de manière légale et dans de bonnes conditions sanitaires, donc en sécurité, nous provient d’une loi. Cette loi, de santé publique, évite tout bonnement à énormément de femmes de ne pas mourir d’un avortement2. A contrario de ce que peut dire le pape, je considère que c’est une loi qui permet de sauver des vies. Lorsque l’on considère cet aspect des choses, c’est plutôt de s’opposer à cette loi, mais aussi à l’avortement qui est criminel. Pour moi, aucune autorité religieuse ou politique ne peut choisir à la place des personnes concernées, en l’occurrence des femmes, ce qu’elles font de leur corps. Lorsque le pape s’oppose de manière aussi frontale à la pratique « criminelle » de l’IVG, il impose aux femmes de systématiquement aller au bout de leur grossesse. Il considère, dès lors, le corps des femmes comme une banque de cellules qui doit mener à bien son unique devoir reproductif. Ce qui est aberrant lorsque l’on sait que mener à bien une grossesse est beaucoup plus dangereux que de réaliser un avortement en toute sécurité. En tenant de tels propos, le pape culpabilise également toutes les personnes qui sont en procédure pour avorter. De tout temps, à toutes les époques, les femmes ont avorté. Dans tous les pays, dans toutes les cultures et quelque que soit la religion, l’avortement a existé et continuera d’exister, n’en déplaise au pape. Les personnes enceintes trouveront toujours un moyen de pouvoir mettre un terme à leur grossesse, si elles le désirent. A partir de ce constat, je suis convaincue que nous devons tout mettre en oeuvre pour leur offrir la possibilité de mettre fin à cette grossesse et ce, dans les meilleures conditions qui soient.

MT : Pourquoi, selon vous, le pape a-t-il traité les médecins pratiquant l’avortement de « tueurs à gage » ?

AH : J’imagine qu’il a utilisé un terme fort pour choquer l’opinion publique. Il a voulu que sa sortie soit d’une ferme intransigeance afin qu’aucune discussion ne soit, en soi, possible. Vous discuteriez, vous, avec un tueur à gage ? Moi, personnellement pas. C’est là que l’utilisation d’un discours aussi polarisé permet de toucher l’ensemble de la population, mais surtout de faire passer un message anti-IVG.

MT : Vous sentez-vous plutôt, à l’inverse d’ « un tueur à gage », comme quelqu’un qui permet de vivre mieux sa vie ?

AH : C’est évident. Je mets mes mains et tout mon savoir-faire au service des femmes. Pour qu’elles le fassent en toute sécurité. Je ne me sens pas du tout l’âme d’ « une tueuse à gage », au contraire. Je trouve cela malheureux que le pape ait des positions aussi conservatrices et qu’il n’évolue pas dans le sens de la société.

MT : Un comité d’experts, à la demande du gouvernement fédéral Vivaldi, a formulé une série de recommandations par rapport à l’IVG. L’une d’entre elles est d’allonger le délai légal de 12 à 18 semaines. En tant que praticienne de l’avortement, êtes vous favorable à cet allongement ?

AH : Plus que favorable. Il faut absolument que la loi soit votée et que le délai légal passe enfin à 18 semaines. Quelle hypocrisie de la part de gouvernement De Croo d’avoir requis un comité d’experts ayant formulé des recommandations, comme l’allongement du délai légal à 18 semaines et où en sommes-nous aujourd’hui ? Toujours au même stade qu’avant : bloqué à 12 semaines. En s’asseyant sur les recommandations du groupe d’experts, le gouvernement n’applique pas une politique de santé publique. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une loi qui soit le plus large possible pour que les personnes qui doivent avorter au-delà des 12 semaines de grossesse ou de 14 semaines d’aménorrhée n’aient pas à se rendre à l’étranger. Aujourd’hui, seules les personnes ayant les moyens peuvent se rendre, par exemple au Pays-Bas, en voiture ou en train, payer une nuit d’hôtel et prendre un ou deux jours de congé. Cette situation est profondément injuste pour les femmes les plus précarisées qui désirent mettre fin à leur grossesse.

MT : L’avortement est sorti du code pénal, mais n’est toujours pas dépénalisé pour autant. Les médecins pratiquant l’IVG ou les femmes qui sortent du cadre strict de la loi sont, encore aujourd’hui, passibles de peines d’emprisonnement. Avez-vous peur lorsque vous pratiquez des IVG ?

AH : Je n’ai pas peur. Je pense que ce petit tour de passe-passe qui a sorti l’avortement du code pénal, mais qui ne dépénalise pas pour autant la loi IVG me semble insuffisant, voire même dangereux. Les dernières élections l’ont montré, il y a eu un virage à droite dans l’ensemble du pays. L’extrême-droite est en passe de gouverner ou est au pouvoir dans de plus en plus de pays d’Europe. Face à ce constat, il est impératif que l’on inscrive ce droit à l’avortement dans le marbre et que l’IVG devienne, dès lors, un droit fondamental.

MT : Comme l’exemple de la France et l’inscription de l’IVG au sein de sa constitution ?

AH : Oui. Sauf qu’en France, n’est fait référence dans la constitution que « la liberté d’avorter »3. Pour moi, cette liberté d’avorter peut être interprétée de manière large. Est-ce que la loi donne la possibilité aux femmes d’avorter sur le sol français avec les infrastructures prévues à cet effet ou bien est-ce que la loi donne la liberté aux femmes d’aller se faire avorter à l’étranger sans qu’elles ne soient inquiétées par des amendes ou des peines de prison ? Pour bien faire et sans nier l’avancée majeure de cette démarche, il aurait fallu inscrire, plutôt que la liberté d’avorter, le droit à l’avortement au sein de l’Etat français. Au final, il est vrai que plus on établit des lois, plus on protège, mais dans le même sens, plus on ferme les possibilités. Par exemple au Canada, l’avortement est considéré comme un soin de santé. Aucune loi4 n’explique comment on doit réaliser un avortement. Pour aucune autre situation de santé en dehors de l’avortement, une loi ne définit de marche à suivre : comment un médecin doit retirer des points de suture ou bien de quelle manière gérer un problème au ménisque ou encore, comment soigner une appendicite. L’avortement devrait être considéré comme un acte médical de santé publique. Il devrait être possible de réaliser une IVG quand c’est nécessaire, peu importent les délais.

MT : En tant que médecin pratiquant l’avortement, que souhaitez-vous exactement par rapport à l’IVG ?

AH : Je souhaite que l’on respecte les formulations qu’ont réalisées les experts. Qu’on abolisse les 6 jours de réflexion qui sont, selon moi, complètement infantilisants. Je ne vois pas pourquoi les femmes ne pourraient pas réfléchir pour elles-mêmes et auraient besoin de prendre 6 jours de plus pour réfléchir. Qu’on puisse avancer le délai et qu’on puisse avorter jusqu’à 18 semaines. Qu’on dépénalise totalement la pratique de l’avortement, autant pour les médecins que pour les femmes. Enfin et surtout, que l’IVG soit considérée comme un acte médical.

Gabriel Ringlet, prêtre, écrivain, journaliste et ancien vice-recteur de l’UCLouvain

MT : Lors de plusieurs interviews pour des médias nationaux belges, vous avez qualifié les propos du pape lors de sa visite apostolique en Belgique d’ « injurieux pour les médecins pratiquant l’avortement et qui travaillent dans un cadre légal ». Pourquoi une telle critique de votre part ?

GR : La sévérité de ma critique repose sur mon expérience concrète du terrain. Voilà des dizaines d’années que je me trouve engagé, à des titres divers, dans le domaine des soins de santé, comme aumônier d’hôpital, pendant dix ans, comme vice-recteur de l’UCLouvain, très attentif aux grands enjeux de nos cliniques universitaires, et, ensuite, dans un engagement en soins palliatifs et dans l’accompagnement de personnes en fin de vie.

Sur tous ces chemins, j’ai rencontré la question de l’avortement. J’ai pu mesurer la détresse de bien des situations. Mais j’ai vu aussi la délicatesse de l’accompagnement, très souvent. De plus, moi-même, lors de l’avortement de quelqu’un que j’accompagnais de près, j’ai admiré l’attention de toute une équipe soignante qui a su poser les bons gestes et dire les bonnes paroles en ce moment si délicat.

Si le pape, comme je l’ai dit, avait la plus petite expérience de terrain, il lui serait impossible de tenir les propos qu’il a tenus. Et il mesurerait à quel point des médecins, des infirmières et autres intervenants, peuvent être attentifs à des détresses très concrètes. Les propos du pape sont d’autant plus incompréhensibles que l’Évangile auquel il se réfère si souvent demande justement cette attention à celles et ceux qui sont le plus en difficulté.

MT : Selon vous, pour quelles raisons le pape a-t-il critiqué si durement les médecins qui pratiquent l’avortement ?

GR : Franchement, j’ai été surpris. Je ne m’y attendais pas du tout. Jean-Paul II condamnait tout le temps. Mais François ne nous avait pas habitué à ça.
Une de mes explications – fragile, je n’en n’ai pas la preuve – c’est que le pape, tellement en difficulté au Vatican (ça, ce n’est pas un secret), ne veut pas aggraver son cas face à un courant qui lui mène la vie dure.

Certains me disent que non, que c’est vraiment sa pensée personnelle sur l’avortement. Peut-être. Mais pourquoi cette violence dans son expression ? Et comment peut-il, à un tel niveau de responsabilité, réduire à ce point des détresses tellement réelles ?

MT : Vous sentez-vous à contre-courant des positions de l’Église actuelle et du pape que l’on qualifie de plus « ouvert » que ses prédécesseurs ?

GR : Pour moi, l’Église est vaste et complexe. Elle ne se résume pas à la hiérarchie. Elle est traversée de courants très divers. Dans cette Église si plurielle, je n’imagine pas qu’un chrétien soit prié de réciter le catéchisme, point à la ligne. Je suis libre penseur. Au sens fort et philosophique du terme. Avec fierté. Et trouve tout-à-fait naturel que comme chrétien engagé dans mon institution, y compris avec des responsabilités, j’exerce cette libre-pensée. Ce n’est pas de l’orgueil. Au contraire. L’interpeller librement, oser parfois la critiquer, c’est aussi une manière de la respecter.

Moi, je ne me considère donc pas comme à contre-courant ! Je dis, très simplement, que pour qu’il y ait du courant, il faut de la vivacité, de la diversité dans la rivière. Pour qu’elle coule encore …
Quant à « l’ouverture » du pape … je l’ai souvent saluée. Sur les questions écologiques, certainement. Sur l’accueil des migrants, il a été précurseur. Je ne l’oublie pas. Un pape très classique, dès le départ, sur les questions morales et doctrinales. Je respecte ses positions, même si ce ne sont pas les miennes. Mais quand il se ferme, au point de déraper, comme pour l’avortement… comment ne pas protester.

MT : Le pape n’a également pas épargné les femmes lors de ses sorties. Françoise Smets, rectrice de l’UCLouvain, s’est dite choquée5 par les propos papaux. En tant qu’ancien vice-recteur de l’UCL, partagez-vous les propos de l’actuelle rectrice ?

GR : Oui, je les partage pleinement. Je suis d’ailleurs fier de la manière dont mon université a réagi et a vécu tout cela. D’autant plus que le pape était reçu, a priori, avec une très grande attention et beaucoup de bienveillance. Il faut se rappeler que, pendant des mois, des étudiants, des chercheurs et des professeurs ont travaillé ensemble pour offrir au pape, avec respect et détermination, le fruit de leurs réflexions. Notamment à propos de la femme et de sa place dans l’Église. Le pape disposait des textes de l’UCLouvain depuis des semaines. Il aurait pu y répondre. Même s’il n’était pas d’accord. Dire, par exemple : « je vous ai bien lus et entendus, je ne partage pas votre vision, mais je la reçois. Revoyons-nous et parlons-en ». Au lieu de cela, un discours parallèle qui ne répondait en rien aux questions posées.

MT : Vous êtes partisan d’une approche plus laïque de la société. Selon vous et en tant que prêtre, est-ce par des critiques telles que celles que vous avez formulées à l’égard du pape que cette laïcité pourra être de plus en plus appliquée au sein de notre société ? Quel est le but recherché par une approche plus laïque de la société comme la vôtre ?

GR : Vous savez, je ne cherche pas la polémique. Je ne formule pas ces critiques contre le pape… pour faire avancer la laïcité. Mon combat est bien plus simple. Je suis convaincu que toutes et tous, y compris les croyants, nous avons à être laïques. Politiquement, cela va de soi. J’ajoute : mais aussi philosophiquement. Ce qui va moins de soi. Et pourtant, comme je trouve naturel d’être chrétien et libre-penseur. Je suis convaincu que cette libre-pensée ne peut faire que du bien à mon christianisme. Mais, je me permets d’interpeller de part et d’autre. Si j’encourage les chrétiens à accueillir le regard critique de la laïcité, j’ose espérer que la laïcité accueille aussi, de son côté, ce que certaines expressions d’un christianisme ouvert peuvent lui offrir. Ça n’a aucun sens de croire qu’on a raison tout seul. Des dogmatismes pullulent aujourd’hui, de bien des côtés. Mais les gens d’ouverture et de résistance existent aussi. Les frontières se sont déplacées et se déplacent de plus en plus. Heureusement, quelle chance de voir des personnes de convictions différentes faire route ensemble au nom d’un humanisme qui les réunit et qu’elles défendent en commun.

Benoît Van der Meerschen, secrétaire général du Centre d’Action Laïque

MT : Quelle fut votre réaction lorsque vous avez pris connaissance des propos du pape traitant les médecins pratiquant l’avortement de « tueurs à gage » ?

BVDM : Malheureusement, aucune surprise quant au contenu et à la forme des propos du pape. J’ai juste été surpris quant au timing et à la méthode. Mais également déçu par rapport à la tonalité d’un dossier par rapport à un autre. Je m’explique.

Dans un premier temps, ce n’est pas la première fois qu’un pape traite les médecins qui s’occupent juste de donner des soins à des personnes, en l’occurrence ici des femmes, de « tueurs à gage ». Il l’avait déjà dit à propos de médecins qui pratiquent des IVG. Faire un pareil parallèle par rapport à des personnes qui ont suivi pareille formation, qui ont prêté le serment d’Hippocrate et qui font simplement leur travail d’assistance, c’est un hallucinant mépris. Mais, le pape répète la formule, malheureusement. Ce qui montre bien à quel point il considère ou plutôt déconsidère ces personnes. Il a déjà parlé de l’IVG en parlant d’ « une culture de déchets » : donc le médecin est un tueur à gage et le ventre de la femme, une poubelle. Ce pape que l’on nous présente comme terriblement social, à l’écoute, humaniste… Les masques tombent, en quelque sorte.

Je suis surpris, également, par rapport au moment et à la façon dont il a fait les choses. Jouant sur la confusion entre un chef d’Etat, qu’il n’est, pour rappel, que par la grâce d’un dictateur d’avant-guerre6, et un chef de culte, le pape François s’est bien gardé d’avoir de tels propos lorsqu’il a été reçu au Palais et qu’il a été, d’ailleurs de manière complètement scandaleuse, en présence de tous les représentants de l’Etat belge. Pourquoi scandaleuse ? Parce qu’on ne déroule pas le tapis rouge de la sorte à un chef cultuel. Preuve que quelque chose de la part du Palais ne fonctionnait pas. Nous avons pu voir le discours très critique du Premier ministre, Alexander De Croo (Open VLD), heureux, lorsqu’il était au Palais par rapport à l’affaire des abus sexuels au sein de l’Eglise catholique belge. L’on connait le drame que cela a constitué en Belgique allant même jusqu’à la constitution de différentes commissions d’enquêtes parlementaires. Sans que pour autant, nous ayons pu voir d’améliorations sur cette affaire. Quelle aurait été la réaction de notre Premier ministre, s’il avait su qu’en plus, le pape tiendrait ce type de discours (sur les femmes et l’avortement, NDLR) ? Que le pape François tienne ce genre de discours en « stoemelings » lors d’une conférence de presse dans son avion alors qu’il est sur le point de s’envoler pour le Vatican témoigne d’un manque de courage certain.

Enfin, lorsque l’on voit que ce pourquoi le pape était attendu en Belgique, à savoir une parole forte en matière d’abus sexuels, c’est du bout des lèvres, qu’il concède le mot « crime ». Alors qu’il se lâche à ce point par rapport à un médecin qui fait simplement son travail. Je trouve qu’en terme de disproportion de réaction, cela montre bien où est le centre d’intérêt du représentant du Vatican : sa croisade contre l’IVG, bien plus que réprimer des abus qui se sont déroulés et se déroulent encore au sein de son Eglise.

MT : Peut-on parler d’ingérence politique de la part du pape ? La mise au frigo de l’allongement du délai légal d’une IVG de 12 à 18 semaines en serait-elle le fruit ?

BVDM : C’est compliqué. Nous ne sommes évidemment pas dans la tête des gens. Je pense que par rapport au timing politique, la visite du pape était prévue bien avant que l’on ne connaisse l’agenda de la commission justice de la Chambre de Représentants et le sort qui allait être réservé à la proposition de loi visant à intégrer les recommandations de la commission Englert dans notre droit positif. Néanmoins, c’est bien dommage que ce vote ait eu lieu le mardi précédent la visite du pape. Je ne suis pas totalement sûr que l’issue du vote aurait été similaire s’il avait eu lieu après la visite de l’Evêque de Rome. Nul n’en saura jamais rien et c’est bien dommage.

En revanche, lorsque le pape décide de venir et qu’il sait que ses trois jours de visite coïncident avec la journée mondiale du droit à l’IVG qui vise, justement, à protéger les femmes, je m’étais posé la question de savoir si c’était de l’amateurisme total ou une provocation de bas-étage. Force est de constater qu’il a choisi son moment lors de sa visite à la crypte royale de Laeken pour tenir un discours (de souhait de béatification du Roi Beaudouin, pour s’être opposé à la ratification de la loi autorisant l’avortement en Belgique, NDLR). Je pense que ce discours n’était pas destiné à la Belgique, mais bien au monde extérieur. Je crois que le pape n’a pas prévenu l’Eglise catholique belge de cette démarche de canonisation du Roi Beaudouin. Preuves en sont les balbutiements communicationnels entre le porte-parole des Evêques de Belgique, Tommy Scholtes, et le service de presse du Vatican. Ne perdons pas de vue que dès le retour du pape à Rome, commençait le début des travaux du synode des évêques, avec comme question principale : la place des femmes dans l’Eglise catholique. Il est vrai et il faut le reconnaître que ceux qui tentent de bousculer les choses dans le sens de l’intégration des femmes, ce sont précisément les évêques belges. Peut-être un peu de rififi en interne, mais dont on ne mesure pas la portée. Il est tout de même possible de noter qu’une semaine après la visite du pape, les évêques l’ont remercié d’avoir ouvert un débat, même si, comme je l’ai dit, cela a été fait de manière scandaleuse.

MT : Quelles seront les actions et combats du CAL pour tenter de faire avancer le dossier ?

BVDM : Notre ligne restera toujours la même. Nous privilégions dans ce dossier l’autonomie et la liberté de choix des personnes. Nous privilégions aussi toujours la protection de la santé des femmes et nous privilégions enfin toujours la raison. Tout ce qui a été du lobby du CAL depuis des décennies a été intégralement validé par la commission Englert : une commission pluridisciplinaire mise en place par le précédent gouvernement et composée de scientifiques, de médecins, de juristes, venant de toutes les universités, y compris des universités estampillées catholiques, avec l’aval de tous les partis au gouvernement, donc y compris les chrétiens démocrates-flamands du CD&V. Pour nous, il est inconcevable de nous situer en deçà de ces recommandations scientifiquement établies et qui visent au bien-être des uns et des autres. Donc, nous continuerons à réclamer toutes les recommandations de la commission Englert.

MT : Etes-vous optimiste pour l’avenir de l’avortement ou pour d’autres dossiers éthiques en Belgique ?

BVDM : On sait que la Belgique est un pays complexe. On sait que les questions éthiques interpellent les convictions des uns et des autres. Il ne s’agit pas d’écarter d’un revers de main ce qui serait vu comme un lobby religieux. Je pense que c’est plus complexe. Je pense, dans un premier temps, qu’il nous appartient de toujours bien expliquer ce que sont les choses et de ne pas laisser une désinformation s’installer par rapport à ces questions éthiques. Lorsque j’entends certains groupements d’intégristes religieux s’offusquer de certaines avancées éthiques, il faut pouvoir leur expliquer que, par exemple, la législation sur l’IVG ou celle sur l’euthanasie sont des législations qui n’obligent personne à faire quoi que ce soit. Elles laissent, au contraire, la liberté de choix à ceux qui ont l’envie de le poser d’une façon ou d’une autre, mais ne sont pas là pour imposer des choses aux uns et aux autres. Je pense qu’il faut d’abord reprendre son bâton de pèlerin, communiquer comme nous le faisons maintenant, aller à la rencontre des gens, essayer d’expliquer les tenants et les aboutissants et ensuite seulement, essayer de convaincre sur le plan politique. Mais je pense que le travail de lobbyiste doit rimer avec optimisme. Dans le cas de l’IVG, nous militerons donc toujours pour 18 semaines et ce avec bon espoir.

MT : Constitutionnaliser l’IVG, tel que la France l’a fait, serait-il une solution pour bétonner le droit à l’avortement ?

BVDM : C’est sans doute une protection qui serait utile. Est-ce qu’elle serait la garantie de tout ? je dirais que non. Avoir une constitutionnalisation du droit à l’IVG serait une très bonne chose. Mais, la constitution fixe les gros principes de l’Etat. Elle ne va jamais dire : « je protège 12 semaines ou 18 semaines », elle va plutôt dire : « je protège le droit à l’IVG. » Ce qui n’empêche pas, par exemple, qu’une loi existe, mais ne permette l’avortement que jusqu’à 4 ou 8 semaines. Donc, oui, constitutionnaliser l’IVG empêcherait de biffer définitivement ce droit, mais cela n’empêcherait pas des modalités pratiques qui pourraient être légalement changées tout en respectant le principe et qui serait de nature à décourager plus qu’autre chose. Mais, le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, avec des résultats électoraux qui portent des idées d’extrême-droite un peu partout autour de nous est sans appel. Une constitutionnalisation du droit à l’avortement vaudrait donc la peine d’être réalisée en Belgique.

Source :

1 Pour le refus du roi belge, en avril 1990, de parapher la nouvelle loi dépénalisant l’avortement.
2 « Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, entre 39 000 et 47 000 femmes décèdent chaque année des suites d’une IVG non médicalisée. », Avortement clandestin, l’une des principales causes des décès maternels, TV5 Monde.
3 La constitution française contient désormais en son article 34 : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
4 L’avortement au Canada est légal, sans restriction, à tous les stades d’une grossesse depuis 1988. Il présente la particularité de ne pas être encadré légalement.
5 « Une divergence majeure, une incompréhension à propos d’une vision déterministe et réductrice de la femme. » Réponse de la rectrice de l’UCLouvain suite aux propos misogynes du pape.
6 « L’État du Vatican, fondé grâce aux accords du Latran signés en 1929 entre le Pape et le gouvernement fasciste de Mussolini, est et reste un État théocratique qui demeure profondément conservateur sur des questions qui touchent à la liberté de choix et à la dignité de la vie. » Visite du Pape: le Centre d’Action Laïque dénonce une violation grave du principe de séparation des Églises et de l’État, site web du Centre d’Action laïque.

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