L’évolution des notions de gauche et de droite en Belgique

Mehdi Toukabri

« La Belgique est un des 5 pays d’Europe où le taux d’activité est le plus faible, c’est la seule et unique raison pour laquelle l’impôt y est si important. », « Nous voulons baisser les impôts sur les bas et les moyens salaires, pour que la moitié environ des travailleurs de notre pays gagnent 100 à 200€ nets en plus par mois. », « Nous voulons instaurer une taxe de 1 % sur les fortunes de plus d’un million d’euros, de 2 % sur celles de plus de 2 millions d’euros et de 3 % sur celles de plus de 3 millions d’euros. »

Un florilège d’extraits des discours du 1er mai 2023 de 3 formations politiques. Leur identité ? Cela n’aura bien évidemment pas échappé à votre regard des plus affutés, mais j’en remarque certain·es qui font les yeux ronds. Un indice ? Aller, à LBW, nous sommes bon·nes joueur·euse·s. Il y a deux partis de gauche et un parti de droite. Oui à la main qui se lève dans le fond. « Les engagé·es, Ecolo et le PS ? » Bien essayé, mais non. Comment ça, l’indice est trop vague ? Pourtant, rien de plus simple. Il suffit de reconnaître dans quel discours l’emploi ou l’impôt va plus en direction de la collectivité ou des individus …

Vous l’aurez compris, il est assez difficile de reconnaître clairement un discours de droite ou de gauche en politique. Pour certain·es, le clivage gauche-droite aurait même disparu et serait vidé de sa substance. Pour d’autres encore, ce même clivage doit être dépassé dans un souci de rassemblement. Un exemple : Emmanuel Macron qui, lors de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2017, n’était « un candidat ni de gauche, ni de droite » dans le but de rassembler et d’être le président de tous les Français. La suite aura malheureusement bel et bien montré que le seul rassemblement qui s’en soit vu renforcé n’ait été autre que celui de Marine Le Pen. En ce qui concerne la Belgique, nous sommes évidemment loin de l’exemple français et du brouillage des pistes du clivage traditionnel gauche-droite par un·e ou plusieurs candidat·es. Pour chaque parti traditionnel, l’importance de s’axer politiquement est essentiel. Si aujourd’hui, la norme est qu’à gauche, on est plutôt socialiste et progressiste et qu’à droite, on est plutôt libéral·e et conservateur ·rice, il n’en a pas toujours été ainsi au sein du plat pays.

L’histoire du clivage gauche-droite en Belgique

Un premier clivage gauche-droite Notre retour en arrière commence le 28 août 1789 au sein de la toute nouvelle Assemblée nationale française où la question du véto royal est débattue. Les membres de l’Assemblée se regroupaient suivant leurs affinités : les partisans du véto du côté droit par rapport au président de l’Assemblée, les adversaires du véto du côté gauche. Les termes politiques de « gauche » et de « droite » voient le jour.

En Belgique, c’est lors de la première réunion de la Chambre, en septembre 1831, que les députés se placent majoritairement sur les bancs de gauche pour les libéraux, sur les bancs de droite pour les catholiques. Ce placement comporte irrémédiablement une signification politique. Parallèlement, deux autres centres d’attraction existent à la gauche et à la droite au cours des deux premières décennies de la Belgique fraîchement indépendante : le centre, pour les modérés des deux camps et les bancs supérieurs où siègent les libéraux d’opposition, aussi appelés « la Montagne ». Mais, c’est bel et bien la dichotomie libéraux-bancs de gauche et catholiques- bancs de droite qui prévaut. Cependant, il est important de souligner qu’aucun député de cette époque, quelle que soit son affinité politique, n’est à assimiler à une distinction pourtant bien courante de nos jours : député de la majorité (pro-gouvernementaux, NDLR) et député de l’opposition (s’opposant à l’action gouvernementale, NDLR). A l’époque, l’opposition est sur tous les bancs. Les parlementaires appliquent leur devoir de contrôle sur le pouvoir exécutif, le gouvernement. Le regroupement de la gauche et de la droite s’établit alors de manière indifférenciée lorsque l’opposition prévaut.

C’est à partir de 1845 que l’usage des termes « de droite » et « de gauche » rentrera à proprement parler dans le langage parlementaire. Leur emploi ne fera que se renforcer au fil des années.

Ces termes sont nés à partir d’un vocabulaire parlementaire et ne resteront cantonnés qu’à ce champ lexical tout au long du XIXème siècle. Lorsque l’on sort de l’enceinte de l’hémicycle, on ne parle jamais de la « droite » ou de la « gauche » pour désigner les partis politiques. On parle plutôt du parti libéral ou du parti catholique. Une distinction est tout de même à apporter en plus au sein du camp libéral où l’on compte soit des libéraux cléricaux, soit des libéraux anticléricaux (mais tous deux de gauche, NDLR). Être de gauche signifie, à ce moment de l’histoire, être membre du parti libéral et donc, de la gauche parlementaire. Les catholiques parlementaires, quant à eux, font partie du parti catholique et donc de la droite parlementaire. Les associations catholiques et conservatrices ne se confondront jamais avec la droite parlementaire. Il en va de même pour la gauche lorsqu’une Fédération des Associations libérales verra le jour en 1875. Celle-ci restera belle et bien distincte de la gauche parlementaire.

À l’intérieur de la gauche libérale, un sous-groupe très particulier voit le jour : l’extrême-gauche. Une appellation qui, dans un premier temps, est donnée aux libéraux les plus radicaux. Ce terme, comme celui de la gauche, n’est pas une tendance de l’opinion, mais bien un langage qui s’applique jusqu’alors aux parlementaires et à eux uniquement. Cette dénomination correspond donc à l’attitude des élus, mais non à leur place sur les bancs de la Chambre. Cependant, l’extrême-gauche libérale sera vouée à disparaître au profit d’une nouvelle extrême-gauche : celle des socialistes, en 1894. Les 28 représentants du Parti Ouvrier Belge (POB) élus en 1894 vont, eux, effectivement occuper la plupart des sièges situés à l’extrême-gauche de l’hémicycle.

Le vocabulaire parlementaire prend alors une forme qui restera inchangée jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Désormais, « les gauches » sont composées de la gauche libérale et de la gauche socialiste, toutes deux progressistes. A droite demeure le tout puissant parti catholique conservateur.

Au XXème siècle et plus précisément aux alentours des années 1910, l’emploi des termes « gauche » et « droite » va repousser les frontières parlementaires pour s’étendre au reste de la société belge. C’est à cette époque que l’on entendra parler de journaux de droite ou de gauche, de partis de gauche ou de droite, de manifestants de droite ou de gauche, d’extrémistes de gauche ou de droite, etc.

Un nouveau clivage gauche-droite

C’est durant l’entre-deux-guerres, mais surtout bien après la Seconde Guerre mondiale, en 1961, qu’un nouveau clivage gauche-droite voit le jour : à partir de l’année 1961, le parti libéral ouvre officiellement ses rangs aux catholiques et en promeut à sa tête. Des progressistes font donc entrer des conservateurs au sein de leur parti. C’est par cet événement que la mort de l’ancien clivage qui avait dominé toute la vie politique belge depuis 1831 est actée. Qualifier de partis de gauche le parti communiste, le parti socialiste tout comme le parti libéral perd sa raison d’être. Désormais, être affilié·e au parti libéralisme ou au catholicisme (politique), c’est être situé·e à droite et être affilié·e au socialisme ou au communisme, c’est être situé·e à gauche.

Le clivage gauche-droite aujourd’hui

Ce court rappel historique permet d’y voir plus clair sur l’évolution de la gauche et la droite en Belgique. Si dans un premier temps, ces notions ne sont cantonnées qu’à la Chambre des représentants du peuple belge, ce n’est qu’au cours de la première décennie du XXème siècle que l’on commence à les voir apparaître dans des sphères étrangères au Parlement. 1961 et l’ouverture du parti libéral aux cléricaux marque la chute de l’ancien clivage gauche-droite au profit de l’actuel clivage gauche-droite. Pour simplifier, au XIXème et au début du XXème siècle, le libéralisme et donc la gauche progressiste, représentait une idéologie politique qui défendait la liberté d’expression des individus, tout autant que la séparation de l’Église et de l’État. La droite conservatrice, elle, était composée du parti catholique. Actuellement, le libéralisme (tout comme les partis catholiques, NDLR) est placé à droite de l’échiquier politique et le socialisme à gauche. Mais, cette dichotomie des idéologies politiques « sur papier » n’est plus réellement en phase avec les discours des politicien·nes, issu·es de nombreuses formations partisanes. Aujourd’hui, un·e élu·e de droite pourrait, par exemple, se revendiquer du libéral-socialisme ou une personne qui se revendique de gauche économiquement pourrait, par exemple, avoir des principes plus conservateurs sur le plan de l’immigration ou sur celui de la sécurité.

Cette évolution du champ sémantique n’est malheureusement pas propice à une simplification de la compréhension du politique. Cela amène donc un flou et une irrévocable distanciation entre la politique et le·la citoyen·ne. Face à ce constat, il est important de revenir aux bases et de rappeler quelles sont les distinctions effectives qui subsistent au sein du clivage gauche-droite, tout autant que citer clairement quels sont les partis qui composent ce clivage.

A droite, la tendance ira plutôt vers un modèle socio-économique néoconservateur et néolibéral. Le néoconservatisme est anticommuniste et antifasciste, il attache une plus grande importance à l’ordre public et au respect de l’autorité et est méfiant à l’égard d’une action sociale volontariste. La conservation des hiérarchies économiques et sociales selon la loi du marché fonde les systèmes de la droite. La liberté des individus d’entreprendre, l’importance du marché et le mérite forment la colonne vertébrale du néolibéralisme. L’intervention de l’Etat dans l’activité économique y est, par ailleurs, combattue.

A gauche, par contre, la tendance ira plutôt au progressisme et au socialisme. Le progressisme est la volonté d’instaurer un progrès social et des réformes. Une pensée est qualifiée de progressiste lorsqu’elle conçoit le présent comme un progrès par rapport à une époque passée jugée plus primaire, plus difficile ou encore plus ignorante. La justice sociale représente la priorité absolue du socialisme. Il se bat contre les inégalités sociales et l’exploitation de l’humain par l’humain. Son but final : arriver à une société juste et égalitaire, sans classes sociales.

Donc, un néoconservateur s’opposera à un progressiste et un néolibéral s’opposera à un socialiste. Là où la gauche défend un modèle de solidarité et de collaboration pour la gestion du bien commun, la droite se base sur la notion de l’intérêt individuel qui nécessite une compétition et une concurrence entre les personnes. En un mot : la gauche prône l’égalité (des droits, économique et sociale), la droite prône la liberté (individuelle et économique).

Si la gauche penche plutôt pour un système d’égalité, la droite penchera plutôt pour un système d’équité : le libéralisme propose de substituer une certaine idée de la justice comme équité basée sur l’accès égal aux chances et sur les conditions d’un état nécessaire de survie hors des relations du marché. Une personnalité libérale pourrait, dès lors, critiquer négativement une mesure égalitaire car celle-ci amènerait une entrave à sa liberté. Mais, par exemple, lors de l’octroi du droit de vote aux femmes en 1948, donc une mesure égalitaire, en rien, la liberté des hommes n’a été diminuée. Au contraire, ce sont les femmes qui ont gagné une liberté sans entraver celle des hommes. On voit ici clairement le choc entre ces deux idéologies.

Aujourd’hui en Belgique francophone 5 partis composent le spectre politique : nous avons le Parti des travailleurs belges (PTB), le Parti Socialiste (PS) et Ecolo qui composeront la mosaïque partisane de gauche, le Mouvement Réformateur (MR) à droite et Défi (anciennement Front des Francophones (FDF)) au centre-droit, les Engagé·es (descendant du parti catholique, NDLR) au centre. Pourquoi au centre ? Car ces partis se verront tantôt militer pour des politiques aux côtés des partis de gauche plus progressistes, tantôt s’investir dans une ligne conservatrice proche de celle de la droite.

Mais pour y voir un peu plus clair, prenons l’exemple de la proposition de loi socialiste d’inscrire au sein de la Constitution belge l’IVG. A gauche, tous les partis francophones (PTB, PS et Ecolo) sont pour, rejoints à leur droite par Défi. Le MR souhaite plutôt y inscrire le droit à disposer de son corps, tandis que les Engagé·es y sont favorables à condition d’en préciser les conditions d’inscription. L’on voit bien que malgré les positionnements à gauche ou à droite, un parti comme Défi se montre plus progressiste que le MR et les Engagé·es, malgré leur soutien, adopte une position ni totalement progressiste, ni totalement conservatrice.

Conclusion

Si réussir à s’en sortir face à un tel flot d’informations d’actualités politiques relève du miracle pour le·la citoyen·ne, il est parfois bon de faire un pas de côté et de revenir aux bases. Si l’éventail politique belge est aussi étendu, c’est parce que nous sommes en démocratie. Si ne pas être en accord avec une idéologie différente de la sienne ne permet pas toujours d’avancer sans consensus, c’est parce que notre pays a une tradition (presque) bicentenaire de la politique du compromis. Si la distance entre citoyen·nes et politicien·nes se renforce jour après jour, c’est probablement parce que la politique est devenue en tout point similaire à une carrière professionnelle. Si la gauche et la droite des 130 premières années de la Belgique et celles que nous connaissons (désormais) aujourd’hui ne sont pas les mêmes, c’est probablement parce qu’aucune politique n’est gravée dans le marbre : il faudra toujours se battre pour qu’une justice sociale et pour que les libertés individuelles soient de mise.

Mais, ce qui réunira les laïques de droite, comme de gauche sera sans doute cet adage : la laïcité, elle, n’est pas une opinion, c’est la liberté d’en avoir une.

Lucia de Brouckère assignait ainsi à la laïcité l’objectif de construire une société juste, progressiste et fraternelle. Une société qui puisse assurer à chacun la liberté de la pensée et de son expression par l’adoption du libre examen comme méthode de pensée et d’action en dehors de tout dogme. La laïcité, c’est aussi et surtout une posture humaniste, ouverte, basée sur l’émancipation de l’individu qui va faire ses emplettes, ses choix, précisément à partir des outils que lui procure l’autonomie.

Le principe de laïcité a pour corollaire de garantir à tous une vie digne et l’accès aux outils qui permettent l’autonomie des consciences et des choix. Au lieu de se satisfaire d’une égalité abstraite, le mouvement laïque poursuit des égalisations fondées sur l’instruction et revendique prioritairement le respect des personnes et la libre rencontre des idées.

 

Sources

Stengers Jean. L’origine de la droite et de la gauche dans la vie politique belge au XIXe siècle. In: Revue belge de philologie et d’histoire, tome 82, fasc. 1-2, 2004. Belgique – Europe – Afrique. Deux siècles d’histoire contemporaine. Méthode et réflexions. Recueil d’articles de Jean Stengers. pp. 271-292.

Le clivage GAUCHE-DROITE en politique: le décrypter pour l’analyser, par Perrine Detober, permanente au CIEP Communautaire.

Site web du Centre d’Action Laïque : laicite.be

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