Les femmes sans-abri, encore trop peu visibles

Annabelle Duaut

Le 9 avril dernier, Laïcité Brabant wallon et le Relais Social du BW (RSBW) ont organisé à Nivelles le Forum « Femmes et sans-abrisme : quelles réalités en Brabant wallon ? ». Destiné aux professionnels, cet événement a été l’occasion de donner la parole à Florence Veen, psychopédagogue et autrice d’un mémoire sur le sans-abrisme féminin1 (IHP L’APPART, UMONS) ainsi qu’à Sophie Godenne, infirmière de rue et chargée de projet (DUNE asbl, L’Ilot). Nous vous proposons de revenir sur leurs éclairages respectifs, dans les grandes lignes.

Florence Veen a pu interviewer de manière approfondie cinq femmes lorsqu’elle travaillait à l’abri de jour de La Louvière. Ces interviews ont directement permis de nourrir son mémoire. Selon elle, « le vécu et la parole des femmes sans-abri ont tout d’abord peu voire pas du tout mis en avant, contrairement à ceux des hommes. », d’où l’importance de leur consacrer des études et travaux de recherche. Florence Veen a constaté également que « les femmes sans chez-soi sont peu visibles de manière générale, voire invisibilisées. » C’est ce qu’on appelle le sans-abrisme caché car ces femmes font souvent appel à leur réseau (famille, amis) pour se loger, de manière à disparaître littéralement de l’espace public. « Elles utilisent davantage que les hommes le réseau informel et les hébergements d’urgence, passant plus facilement sous les radars. » Ainsi, le cliché qui voudrait que toutes les personnes sans chez-soi dorment dans la rue est loin de correspondre à la réalité. On peut donc tout à fait avoir un toit sur la tête – éventuellement différent chaque soir – mais être sans-abri.

Malaise autour de la femme sans-abri

De par son expérience professionnelle et son travail de recherche, Florence Veen a remarqué que la figure de la femme sans-abri met mal à l’aise dans le sens où « elle vient bousculer les clichés et les représentations qu’on peut avoir de la femme et qu’on a intériorisés. Cette femme sansabri est en rupture avec le féminin car elle n’est pas gardienne du foyer, ni dans le soin vis-à-vis de sa famille ou de son mari. La femme sans chez-soi vit en dehors du foyer, on la trouve louche, suspecte. De ce fait, elle ne répond pas aux injonctions classiques de la femme, ni au contrat social. La littérature autour de cette question indique que nous sommes toutes et tous en général beaucoup plus sévères avec une femme qu’avec un homme sans-abri. »

Sur les cinq femmes interviewées, Florence Veen a pu identifier quatre types de violence auxquelles ces femmes ont majoritairement été confrontées. Ces formes de violence peuvent coexister et s’influencer les unes les autres :

  • La violence antérieure : Survenue dans l’enfance, cette forme de violence peut mêler violence sexuelle, physique et verbale. Ce type de violence a été exercé par une figure masculine autoritaire (père, beaupère, frère). Une fois adultes, les femmes ayant été violentées pendant leur enfance ont tendance à banaliser les différents types de violence, à ressentir des difficultés à s’en protéger mais aussi à faire appel aux services compétents pour leur venir en aide.
  • La violence de rue : Le passage en rue a à chaque fois été très brutal et douloureux pour les femmes rencontrées par Florence Veen. Cet « atterrissage » dans la rue est systématiquement survenu à la suite d’une séparation avec leurs conjoints. Les femmes interviewées avaient une dépendance économique vis-à-vis de leurs compagnons et plus aucun réseau social. La rue est alors devenue la seule option au moment de la rupture amoureuse. Cette forme de violence a un impact sur la manière dont ces femmes appréhendent la rue par la suite, exerçant sur elles une violence psychologique diffuse.
  • La violence narcissique : C’est la forme de violence qui renvoie à l’image honteuse que les femmes ont d’elles-mêmes ainsi que de leur situation. Ces femmes ont intériorisé les injonctions liées à la féminité que la société leur rappelle sans cesse mais elles s’en éloignent du fait d’être devenues sans-abri, l’une se sent par exemple comme « une moins que rien »2, tandis qu’une autre « ne se sent pas utile »3. Pour éviter d’être victimes à nouveau de violences – notamment sexuelles – mais également d’être reconnues, les femmes sondées tentent de déployer différentes stratégies pour ne pas être vues, ni reconnues, ni identifiées comme sans-abri (masculinisation de leur allure, déplacements incessants, maintien d’une apparence soignée pour éviter d’être repérées, se fondre dans la masse et se mettre à l’abri…).
  • La violence institutionnelle : Pousser les portes d’institutions a été un pas difficile à franchir pour les femmes sans-abri que Florence Veen a rencontrées. Ce passage à l’acte a impliqué de se confronter aux regards de professionnels qui étaient bien conscients des différentes problématiques vécues. La violence institutionnelle est liée directement à la violence narcissique puisque demander de l’aide a été pour ces femmes la dernière solution envisageable. Les cinq femmes qui se sont racontées auprès de la chercheuse ont également fait part de leur sentiment d’insécurité dans des environnements majoritairement fréquentés par des hommes, d’où la nécessité de proposer des prises en charge ainsi que des dispositifs d’écoute adaptés qui répondent à leur besoin global de sécurité.

Des difficultés à toucher les femmes sans-abri et consommatrices

Sophie Godenne est pour sa part revenue dans un premier temps sur le contexte de création en 2018 de l’Espace Femmes*4, dans le cadre de son travail chez DUNE asbl. DUNE est une association qui fait de la réduction de risques (RDR) liée aux usages de drogues dans les milieux précaires. Depuis 25 ans, DUNE mobilise une équipe pluridisciplinaire qui propose de l’aide, des soins et des accompagnements psycho-médico-sociaux à des personnes consommatrices en situation de grande précarité. Leur public-cible se compose donc principalement de personnes marginalisées, exclues. Quand Sophie Godenne a commencé à travailler chez DUNE en 2012, l’association avait « beaucoup de mal à rencontrer les femmes sans-abri consommatrices et à les faire revenir ». La question à l’époque était : comment soigner l’accueil de ces personnes et répondre à leurs besoins spécifiques, en sachant qu’elles présentent aussi des facteurs de vulnérabilité différents de ceux des hommes ? « Les aspects liés à l’esthétique et l’hygiène ont d’abord été choisis en 2018 pour démarrer l’Espace Femmes*, une sorte de prétexte pour entrer en contact avec les femmes sans-abri et ayant une problématique d’assuétudes. » De fil en aiguille, les quelques femmes participant au projet ont émis leurs envies pour alimenter et coconstruire cet espace, ce dont elles avaient besoin, au point qu’à l’heure actuelle elles sont près d’une trentaine à le fréquenter le lundi soir5. Pour Sophie Godenne, l’ouverture de l’Espace Femmes* aux minorités de genre et homosexuelles est aussi très importante car « ces personnes sont invisibilisées au sein des services ». Une invisibilisation qui a un impact concret puisque ces dernières ont souvent accès tardivement aux soins dont elles auraient besoin, ce qui fait qu’au moment de débuter le suivi, « leurs problématiques sont déjà graves et avancées ». La travailleuse sociale relève un autre point : ces femmes ont souvent aussi une problématique de santé mentale (anxiété, troubles du comportement, troubles alimentaires, conduites à risques, mises en danger, tentatives de suicide…), ce qui n’est pas sans effet sur leur vie familiale, sociale et économique. Outre la sphère esthétique à ses débuts, l’Espace Femmes* a aussi été un lieu communautaire pour organiser – entre autres – des ateliers de self-défense féministe, des sorties culturelles ainsi que des activités de loisir (karaoké, excursion à la mer…). « Ces moments sont aussi l’occasion d’aborder des thèmes qui ne peuvent pas l’être par exemple lors des suivis », ajoute Sophie Godenne, tels que l’actualité, la politique, ou encore des sujets liés directement aux préoccupations des femmes (droits des femmes, violences, santé, maternité, injustices, vie affective et sexuelle, plaisir féminin…). Des violences multidimensionnelles envers les femmes Suite à la recherche-action « Sansabrisme féminin, sortir de l’invisibilité »6 menée en 2021-2022 par L’Ilot, une structure d’envergure luttant contre le sans-abrisme en Région bruxelloise, les constats sont sans appel : le nombre de femmes sansabriou mal logées est largement sous-évalué et l’offre de services ne leur est pas adaptée alors qu’elles subissent plus de violences – notamment liées au genre – que leurs homologues masculins. Dans une démarche intersectorielle et avec l’aide d’un groupe d’expertes du vécu, L’Ilot a développé une série de recommandations pour proposer des solutions dignes et durables à ces constatations, notamment la création d’un centre de jour par et pour les femmes : Circé a ouvert ses portes en septembre dernier. « Les deux axes investis par le centre Circé sont de sortir de l’urgence en offrant à ces femmes des services de base (hygiène, alimentation…) et sortir ces dernières de la rue en travaillant sur les démarches et les accompagnements psycho-médico-sociaux », ajoute Sophie Godenne. Parce que le travail social – notamment de rue – est synonyme de grande souffrance à cause du manque de moyens humains, matériels et globalement financiers, les missions de base des associations de terrain restent difficiles à déployer au quotidien. « Si les politiques prenaient leurs responsabilités, nos services n’existeraient pas », conclut Sophie Godenne. « Il est temps de nous donner enfin les moyens de faire correctement notre travail, de prendre en considération la parole des travailleurs du secteur, mais aussi celle des personnes concernées. Les informations sont là, il n’y a plus qu’à s’en saisir. »

Solde insuffisant : le choix de qui ?

Actuellement, deux millions de Belges (soit près de 20 % de la population) courent un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. Une partie importante de la population s’appauvrit inexorablement, emportée dans un cercle vicieux consistant en l’augmentation de la disparité des revenus financiers et la diminution de l’accès à des ressources de base (accès au logement, perspectives d’emplois corrects, connaissances, accès aux nouvelles technologies…).

Pour le mouvement laïque, le droit à un niveau de vie digne constitue un préalable indispensable à l’exercice d’autres droits fondamentaux. La justice sociale et la dignité humaine sont des conditions de l’émancipation laïque et donc d’un projet de société attaché au progrès social. Et c’est quand les droits vitaux des personnes ne sont plus rencontrés que la tentation devient grande de se tourner vers les extrêmes. En effet, la question de la solidarité et de l’émancipation des individus est indubitablement liée à celle de la démocratie. Le choix d’aborder cette thématique durant une année électorale n’est pas un hasard. Pour le CAL, la précarité doit être une réelle priorité de l’action publique et constitue donc un thème essentiel pour la campagne électorale.

Un double questionnement

D’une part, la personne précarisée est-elle réellement responsable de la situation dans laquelle elle se trouve ? Est-ce réellement son choix d’être allocataire social, travailleur pauvre, étudiant au statut précaire, mère célibataire, réfugiés…? Que penser des discours ultra-responsabilisants, voire culpabilisants ou criminalisants, à l’égard des personnes en situation de précarité ? Les sanctions à leur égard ont-elles un sens ? La responsabilité individuelle martelée dans de nombreux discours politiques ne doit pas mener à une irresponsabilité collective. D’autre part, les pouvoirs publics se donnent-ils réellement les moyens de lutter contre la précarité et d’assurer la cohésion sociale ? Le solde (budgétaire) insuffisant pour éradiquer la pauvreté est un choix politique, le choix de qui ?

Concrètement, la campagne mobilisera le Centre d’Action Laïque, ses sept régionales ainsi que de nombreuses associations du mouvement laïque. De très nombreux événements seront organisés au cours desquels il s’agira de réfléchir, de débattre pour faire émerger des propositions et revendications à l’attention des pouvoirs publics. La campagne se déroulera sur tout le territoire de la FWB.

Sources :

1 « Prisme de genre et femmes sans-abri : des violences spécifiques au travers de récits de vie », Florence Veen, Université de Mons, 09/2023.
2 « Prisme de genre et femmes sans-abri : des violences spécifiques au travers de récits de vie », p. 44.
3 Idem.
4 L’astérisque dans l’intitulé renvoie au fait que le lieu est ouvert à toute personne s’identifiant comme femme mais aussi les femmes transgenres. 5 L’Espace Femmes* propose également des activités en journée à certains moments de la semaine.
6 Vous pouvez la retrouver ici : www.ilot.be/sans-abrisme-au-feminin-sortir-de-linvisibilite

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