Comment le numérique questionne nos pratiques ?

Béatrice Touaux

Petit exercice d’empathie : ce texte n’est pas en écriture inclusive, mais, a été complètement féminisé. Les « il » ou « ils » sont des « elle » ou « elles ». Le pronom féminin devient « neutre », comme c’est habituellement le cas pour le pronom masculin. De plus, les personnes responsables de ce projet, tout comme le public de cette journée étant très majoritairement féminin, ce rapport est donc plus proche de la vérité.

A l’époque où la COVID sévissait, l’association Lire & Ecrire avait rédigé un courrier, faisant part de la grande difficulté des usagères à joindre les services de 1ère ligne (les mutuelles, les syndicats, le FOREM…) pour faire valoir leurs droits (CALepin 102). Ce courrier envoyé à la presse mais également à une série d’autorités était un appel au secours dans cette période où les contacts physiques étaient proscrits et où il n’y avait pour les bénéficiaires presque plus d’autres moyens d’accéder à ces services que par le numérique (mails, plateformes d’informations, documents PDF à télécharger, …). Aujourd’hui, la COVID ne fait plus trop parler d’elle mais les règles instaurées pour répondre aux besoins du moment donnent l’impression d’être passées de provisoires à définitives.

La littérature abonde d’études concernant la fracture numérique, l’accélération de la digitalisation, la nécessité pour toutes de devenir en tant que citoyennes mais également en tant que professionnelles des « expertes » en informatique, des pionnières de la digitalisation. Beaucoup de groupes de travail se sont créés autour de cette problématique, principalement pour aider les usagères. Mais les professionnelles, comment s’y retrouvent elles, comment ont-elles vécu cette période qui se prolonge ? Pas totalement sereinement, puisque certaines d’entre elles n’ont pas hésité à interpeller le Centre local pour la promotion de la santé (CLPS) pour leur demander de l’aide. De son côté, le CLPS a pris contact avec une série d’institutions et associations[1] (dont LBW) pour créer un groupe de travail et mettre sur pied une journée réflexive intitulée « Comment le numérique questionne nos pratiques ? »

Le numérique s’est imposé à toutes. Chaque travailleuse a dû s’adapter et trouver un équilibre, ou pas, entre l’outil et le contact humain si elle était en présence de public, ou tout simplement apprivoiser un outil devenu incontournable pour encoder des données, chercher de l’info, fixer des rendez-vous…

Pour établir un constat et jeter les prémisses d’un futur cahier de recommandations, nous nous sommes retrouvées le 14 février à l’Hôtel de Ville d’Ottignies (une des institutions porteuses du projet) en compagnie d’une septantaine de personnes travaillant dans des services d’insertion, des maisons médicales, des services d’aide à la jeunesse ou des CPAS…

Des groupes de discussion ont été créés pour recueillir les témoignages de ce personnel de terrain. Si toutes les données n’ont pas encore été dépouillées, certaines tendances se dessinent même s’il est encore trop tôt pour généraliser.

L’usage du numérique

 → Les points forts

Le numérique facilite certains aspects du travail comme l’accès à l’information, la centralisation des données pour une meilleure prise en charge, l’accès plus aisé à une série de documents concernant la bénéficiaire. Il n’est clairement plus possible de faire marche arrière, le numérique permet une prise en charge plus rapide du public avec une meilleure planification des rendez-vous mais également une meilleure gestion du personnel qu’il soit professionnel ou bénévole ou encore une organisation de travail plus pointue.

Un témoignage parle même de reconnaissance, que l’outil informatique lui a permis de trouver sa place.

 → Les points faibles

Malheureusement, il y a un revers à cette médaille. Déjà, le numérique s’est imposé, on n’a pas le choix. On pense particulièrement aux personnes dont l’administratif n’est pas leur « core business » (indépendantes de toutes sortes) et qui se retrouvent à compléter des formulaires ou gérer leur clientèle via divers logiciels ; comme si le numérique était une évidence pour toutes alors que le manque de formation reste un souci important relevé à maintes reprises lors de cette journée de rencontres. Oui, il faut s’adapter régulièrement à un nouveau logiciel, une nouvelle interface et cette adaptation permanente et la formation autodidacte imposée sont intellectuellement énergivores.

Le manque de moyens et de fiabilité du matériel mis à disposition. En effet, certaines n’hésitent pas à nous dire que le système « bugge » régulièrement quasi un jour sur deux. Le matériel et/ou la connexion ne sont pas performants. Les travailleuses doivent prendre note à la main pour retaper ensuite, parce qu’elles trouvent que la relation est plus agréable, et parce qu’il n’y a pas assez de PC à disposition lors des contacts directs avec les bénéficiaires. Pour certaines, il y a un déséquilibre entre le temps d’encodage et le temps consacré aux bénéficiaires. Quand le matériel « défaille », elles dépannent l’usagère en utilisant leur propre GSM et sur leur propre forfait 4G vont chercher les infos sur internet pour aider les bénéficiaires. Quelle image les services donnent-ils aux usagères ? Jusqu’où l’institution et donc l’Etat perd-il de sa crédibilité et donc la confiance du public ?

Un autre problème est la répétition des tâches. Les employées doivent encoder plusieurs fois les mêmes infos mais sur des plateformes différentes, par exemple, autant de plateformes que de demandes de subsides… Un outil censé simplifier le travail est devenu une source de travail supplémentaire. Il y a donc un souci de conception des plateformes, des logiciels qui pourraient être uniformisés pour ne pas avoir à rentrer « 36 fois » les mêmes données, mais également pour répondre plus adéquatement à la réalité de terrain. Pourquoi ceux et celles qui conçoivent ces outils ne prennent-elles pas ou mieux en compte les attentes de la base, des travailleuses de terrain ?

Tous ces dysfonctionnements peuvent entrainer une série de risques psycho-sociaux comme le burn-out. On sait qu’il touche prioritairement les personnes très impliquées dans leur travail, ce qui est le cas des personnes interrogées.

Il y a également un problème avec le RGPD, le personnel se trouve souvent en possession de données sensibles qu’il doit transmettre à d’autres services en passant par des mails car il n’a pas toujours accès aux plateformes sécurisées des services externes. De même, quand une employée d’un espace public numérique, par exemple, aide une personne dans ses démarches administratives ou lui installe une application sur son GSM, la demandeuse est obligée de divulguer des données sensibles comme ses coordonnées bancaires ou autres…

En conclusion

L’article du Soir « Les Belges unis pour « simplifier » les institutions, divisés sur la façon » ne nous rassure pas quant aux futures prises de décisions pour simplifier les institutions qui sont à la source de la complexification du système et implicitement de la nécessité pour l’ensemble du personnel de 1ère ligne de se débrouiller avec les moyens du bord pour rendre un service le plus adapté possible.

Travailler en amont à la conception adéquate des supports numériques (plateformes, logiciels…) et former correctement le personnel pourraient déjà permettre d’une part, de rendre une partie du travail moins fastidieux pour se consacrer au coeur de métier et d’autre part d’envisager une meilleure gestion du numérique tendant vers une sobriété maitrisée.

Voilà une petite synthèse de quelques éléments de cette journée « Comment le numérique questionne nos pratiques ? » qui n’est que le début d’un travail d’interpellation des différents services de 1ère ligne et des autorités. Rappelons-le : même si nous avons été prises dans une marche forcée, le numérique n’est qu’un outil, une création humaine totalement dépendante de sa créatrice. L’Etat, les institutions, les entreprises peuvent le rendre efficace, répondant ainsi aux besoins du plus grand nombre, professionnelles et citoyennes comprises ou, au contraire, en faire un outil de servitude pour certaines voire d’exclusion volontaire pour celles qui n’ont pas les codes.

Pour plus d’infos sur le sujet et ce colloque du 14 février, n’hésitez pas à écouter notre émission radio enregistrée lors de cette journée par nos deux journalistes maison, disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=GxciseSRyEY&ab_channel=La%C3%AFcit%C3%A9Brabantwallon

 

Sources

[1] Le Centre Local de Promotion de la Santé du Brabant wallon, le Centre Régional d’Intégration du Brabant wallon, la Fédérationdes Maisons Médicales, Laïcité Brabant wallon, Lire et Ecrire Brabant wallon, la Maison Médicale Espace Santé à Ottignies,la Province du Brabant wallon, le Relais Social du Brabant wallon, le Service de Cohésion et Prévention sociales de la Villed’Ottignies – Louvain-la-Neuve et la Ville de Wavre.

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