Il y a encore quelques générations, l’école jouait un rôle d’ascenseur social : le fils d’ouvrier pouvait espérer réaliser des études et son petit-fils accéder à un poste de cadre supérieur. Aujourd’hui, force est de constater que l’école ne joue plus sa mission d’ascenseur social. En effet, la Belgique est championne du monde en matière d’inégalités scolaires[1] puisque son système forme d’excellents élèves mais laisse un enfant sur quatre sur le carreau. Les écarts de niveau entre les enfants de familles aisées et ceux issus de familles modestes étant plus importants qu’ailleurs, à quels facteurs est dû ce constat alarmant ? Quels types d’inégalités sont actuellement les plus criantes ? Et quelles pistes de solutions sont encore possibles à mettre en œuvre ? C’est tout l’objet de ce dossier spécial du CALepin consacré, ce trimestre-ci, à un nouveau sujet en lien avec l’école.
Nous avons fait le choix de nous focaliser sur deux types d’inégalités : celle liée à la sphère socio-économique et celle relevant du genre. Cependant, notre dossier spécial du mois de septembre se penchera plus en détails sur l’école inclusive ainsi que sur les alternatives qui permettent aux élèves souffrant d’un handicap d’avoir la scolarité la plus « normale » possible.
Dans le domaine socio-économique
Si, en théorie, l’école est censée promouvoir et garantir en son sein l’égalité de tous les jeunes (cf Décret « Missions » de 1997[2]), en pratique, la tâche s’avère plus ardue. Selon le dernier baromètre d’Unia3 (le Centre interfédéral pour l’égalité des chances) sur la diversité dans l’enseignement, des processus structurels permettent encore à de nombreuses inégalités de persister dans l’enceinte de l’école. Le genre, l’orientation sexuelle, l’origine sociale et ethnique ou encore le handicap pèsent de nos jours encore (trop) dans la balance par rapport aux chances de réussite ainsi qu’à l’orientation scolaire ou professionnelle des juniors. D’après l’étude d’Unia[3], les professeurs se montreraient plus exigeants en termes de résultats envers les garçons qu’avec les filles, et, dans le cas d’élèves issus de milieux défavorisés, pousseraient plus vite les jeunes filles vers l’emploi. « Un peu comme s’ils avaient des attentes en termes de performances scolaires plus élevées pour les garçons que pour les filles. Un peu comme si, à l’égard des élèves de faible origine sociale, il était d’un coup plus important pour les adolescentes que pour les adolescents d’aller rapidement sur le marché du travail », observe Patrick Charlier, directeur adjoint d’Unia[4]. « A résultats identiques, les justifications de redoublement, de réorientation et même de […] réussite scolaire ne seraient pas les mêmes selon les caractéristiques de l’élève et certaines écoles seraient réticentes à garder des élèves issus de milieux modestes, afin de préserver leur réputation »[5].
Ces résultats sont marquants[6]. On voit qu’un enfant d’ouvrier peu qualifié a 53 fois moins de chances (= 0,019) qu’un enfant de cadre supérieur d’être cadre supérieur plutôt qu’ouvrier peu qualifié. Si nous étions dans une société d’égalité des chances parfaite, ce rapport serait de 1 : les deux enfants auraient la même chance de devenir cadre supérieur. On ne peut qu’être frappé par l’injustice qui destine les uns et les autres à jouir (ou se contenter) de conditions de vie très différentes selon la classe sociale dans laquelle ils sont sont nés.
Loin d’être toujours des choix longuement mûris, le redoublement ou encore l’orientation professionnelle précoce (notamment vers l’enseignement spécialisé) s’apparentent de nos jours à de véritables punitions infligées à des familles généralement précarisées[7]. « Le décrochage apparaît lié aux échecs et orientations, parfois accumulés tout au long de la scolarité, et, comme ceux-ci, il semble lié à l’origine socio-culturelle des jeunes, puisqu’il touche majoritairement des jeunes orientés dans des années et types d’enseignement dans lesquels l’indice socio-économique est très bas, donc une majorité de jeunes de quartiers défavorisés »[8]. Dès l’entrée en maternelle, l’enfant défavorisé peut présenter un retard de développement parce qu’il n’a pas rencontré les conditions nécessaires à son épanouissement. D’après Yves Leterme, secrétaire général-adjoint de l’OCDE, « les milieux socio-économiques favorisés ont en moyenne un avantage d’un an sur les milieux défavorisés »[9]. Si certains ont encore des doutes sur le lien entre précarité et échec scolaire, la corrélation se manifeste pourtant bien tout au long du parcours au sein de l’enseignement primaire. Selon Marie Versele, rédactrice au sein de la revue Eduquer, « deux ans après leur entrée en primaire, ils sont seulement 61% à se trouver en 3e primaire […] ; 19,4% ont doublé et 16,3% ont été orientés en enseignement spécialisé »[10].
Source : « Mixité sociale dans les écoles et inégalité scolaire », François Ghesquière, octobre 2018. La Belgique apparaît comme un des pays cumulant les plus forts taux de ségrégation sociale entre écoles et d’inégalité scolaire.
Note de lecture : l’indicateur de ségrégation scolaire mesure à quel point le système sépare les élèves de 15 ans dans des écoles différentes selon leur origine sociale. A une valeur de 0, la moyenne d’origine sociale des élèves serait identique dans toutes les écoles : il n’y aurait pas d’écoles « riches » ou d’écoles « pauvres ». Au contraire, une valeur de 1 indiquerait une absence totale de mixité sociale – dans chaque école, tous les élèves auraient exactement la même origine sociale. L’indicateur d’inégalité scolaire mesure à quel point les résultats scolaires sont influencés par l’origine sociale. On observe un lien entre ces deux variables, car les pays forment un nuage diagonal. Ainsi, l’ampleur des inégalités scolaires est globalement proportionnelle au degré de ségrégation sociale entre écoles. Aucun pays ne combine faible ségrégation et forte inégalité (coin supérieur gauche) ou forte ségrégation et faible inégalité (coin inférieur droit).
Écoles ghettos VS écoles élitistes
La faute, entre autres, à une polarisation sociétale où les aspirations des familles aisées entrent en confrontation avec les besoins des familles modestes. « Elles [les familles aisées] rejettent les discours en faveur de l’équité scolaire, en laquelle elles ne voient qu’un danger de nivellement et, surtout, une menace concurrentielle pour leurs propres enfants. Elles méprisent les efforts visant ‘la réussite pour tous’, car elles savent et préfèrent que leurs descendants aient un accès privilégié aux conditions de la réussite scolaire (aide à domicile, cours particuliers…). Elles refusent le tronc commun scolaire de longue durée, préférant une orientation précoce où les filières d’élite soient clairement identifiées. Elles exigent une grande liberté de choisir l’école de leurs enfants, soutiennent le droit des établissements de se positionner clairement sur le marché scolaire, éventuellement en publiant les résultats aux tests nationaux ou internationaux, et vont donc, dans ce domaine, beaucoup plus loin que l’autonomie et la responsabilisation réclamées par l’OCDE. Bref, elles souhaitent préserver (ou rétablir) les structures et les curricula[11] qui, dans les décennies passées, avaient assuré la position privilégiée de leurs enfants dans la compétition scolaire »[12].
On le voit très clairement : certaines tranches de la population s’opposent encore bec et ongles à la mixité sociale au sein du système scolaire afin de défendre leur pré carré. Résultat : cet entre-soi génère un système scolaire à deux vitesses avec, d’une part, des écoles élitistes, et d’autre part, des écoles ghettos (ou poubelles). Source de pérennisation de privilèges pour certains, l’école devient une source de frustrations en cascade pour d’autres (pas de 2nde chance ni de perspectives d’avenir). Parce que chacun reste dans sa « case » sociale, il devient nécessaire et urgent que la dimension socio-économique n’influence plus la qualité de l’enseignement reçu par les jeunes (voir à ce sujet notre CALepin du mois de mars 2019 sur la non-gratuité de l’école).
Selon François Ghesquière, expert en inégalités sociales, plus un pays possède d’écoles socialement ségréguées, plus l’ampleur de ses inégalités scolaires est importante (voir graphique page précédente). Pourtant bénéfique à plus d’un titre, la mixité sociale possède d’après lui quelques limites. « D’une part, une réelle politique de mixité sociale à l’école ne se limite pas à mélanger des élèves de différentes classes sociales. Il faut aussi les intégrer ». D’autre part, « la mixité sociale ne peut pas résoudre la totalité des inégalités scolaires. Si les systèmes scolaires socialement plus mixtes présentent des inégalités de plus faible ampleur, elles sont toujours présentes »[13].
Des entraves dans et hors de l’école
Parce que la réussite scolaire des élèves reste encore largement déterminée par leur origine sociale, un cercle vicieux se crée lorsque les parents qui ont eux-mêmes été en échec scolaire voient leurs enfants « galérer » à leur tour. Le parcours scolaire personnel des parents et leur capacité à pouvoir épauler leurs enfants au jour le jour (via une aide individuelle ou le paiement de cours particuliers) sont donc deux éléments supplémentaires à prendre en compte lorsqu’on se penche sur la trajectoire scolaire d’un jeune. Si des obstacles au parcours scolaire peuvent être présents au sein des murs de l’école, il convient également d’observer ceux survenant à l’extérieur de ces mêmes murs.
Face à l’ensemble de ces chiffres et faits majoritairement préoccupants, il n’est plus possible de nier que notre école – et par extension notre société – hiérarchise les filières d’enseignement et produit par la même occasion de l’exclusion scolaire et sociale. Une situation qui est contraire à la mission émancipatrice de l’école et qui va à contre-courant des besoins actuels de notre société (raccrochage scolaire, valorisation des filières techniques et professionnelles, formation de techniciens de qualifiés…).
Nombre d’entre nous continuent de penser que l’école fournit les mêmes conditions d’études à tous les jeunes et qu’elle reste le lieu de tous les possibles. Pourtant, elle fait bien pire que de reproduire les inégalités qu’on retrouve à l’échelle de la société : elle les aggrave.
Le pourquoi de ces inégalités
S’il est positif d’avoir conscience des déséquilibres qui nous entourent, expliquer leurs origines permet de les comprendre pour, le cas échéant, mieux les affronter.
En ce qui concerne les inégalités liées au milieu socio-économique, il apparaît que la culture scolaire est bien plus proche des habitudes culturelles des familles aisées que celles des familles populaires. Une sorte de fossé culturel semble en effet séparer les parents des milieux modestes avec l’école, que ce soit à cause de codes non acquis, de problèmes de communication (absence de clés de compréhension, différence de langue maternelle) mais aussi de vécus ou de craintes face à l’institution que représente l’école. François Ghesquière précise : « cela ne veut absolument pas dire que la culture populaire est plus simpliste ou moins ‘cultivée’. L’école fonctionne souvent avec les habitudes scolaires des familles aisées. Par exemple, le moyen d’apprentissage privilégié à l’école est la lecture, activité que l’on pratique davantage chez les riches que chez les pauvres »[14]. De nombreux parents se sentent en effet incapables de comprendre et/ou de répondre aux exigences demandées par l’établissement scolaire. De ces malentendus et rendez-vous ratés naissent alors des peurs, voire des angoisses qui peuvent entraîner à leur tour de la défiance chez les parents, ainsi que de l’absentéisme chez les jeunes. Le spécialiste va plus loin : « cette proximité avec l’institution scolaire se retrouve aussi dans les processus d’orientation et dans les exigences en termes de niveau éducatif. En effet, les classes supérieures maîtrisent mieux les codes de l’école et savent mieux quelles sont les ’bonnes’ et ’mauvaises’ filières. Ainsi, elles vont pousser leurs rejetons à s’inscrire dans des filières prestigieuses et à suivre de longues études. Par ailleurs, suite à un échec, elles vont souvent refuser un déclassement. En réalité, l’école est aussi une machine à (re)produire des inégalités, et la société l’accepte car cela semble juste »[15].
Que ce soit en termes d’environnement (calme, bruyant…), d’éveil (en classe, à la maison) ou d’accompagnement (suivi scolaire, recours aux cours particuliers), on voit bel et bien que les jeunes sont tout sauf égaux face aux apprentissages. Comme soulevé dans notre dernier CALepin dédié à la non-gratuité scolaire, le problème vient de l’apprentissage mené sur le temps extra-scolaire. Ces iniquités ne sont pas propres à l’école mais sont le reflet de notre société tout entière. En tant qu’institution phare, l’école n’échappe pas à la règle, comme l’a très justement souligné une vaste étude du CAL publiée en 2011. « Tous les systèmes éducatifs qui se caractérisent par un faible degré de sélection (qui évitent de regrouper les élèves en fonction de leurs aptitudes, en maintenant les classes ou les élèves les plus hétérogènes possibles) sont plus équitables que ceux qui présentent un degré de sélection élevé (retards scolaires importants, filières précoces, forte spécialisation du recrutement des écoles) »[16]. Autrement dit : plus la liberté de choisir son établissement est grande, plus l’enseignement est inéquitable (l’Appel pour une Ecole Démocratique (APED) parle à ce propos de quasi-marché scolaire)[17].
Les iniquités liées au genre
En plus de devoir « assurer à chaque élève des chances égales d’émancipation sociale » (article 6), le Décret « Missions » de 1997 rappelle qu’un des objectifs majeurs de l’enseignement est « d’assurer un accès égal à toutes les formations aux filles et aux garçons » (art. 10). Si nous venons de voir que notre système scolaire est encore largement discriminant à l’encontre des enfants issus de milieux modestes, peut-on à l’heure actuelle véritablement parler de traitement égalitaire des filles et des garçons à l’école ?
Longtemps, on a cru que la mixité scolaire amènerait naturellement l’égalité entre les genres et qu’elle constituerait une arme majeure contre la discrimination. Cet idéal est aujourd’hui largement mis en doute, voire battu en brèche car, pour certains, la mixité ne serait qu’une façade, une tromperie en défaveur de la gent féminine. Et pour cause : si l’on remonte 40 ans en arrière, on se rend compte que la mixité n’a pas été conçue comme un projet pédagogique mûrement réfléchi pour assurer une plus grande égalité mais qu’elle a été instaurée pour des raisons économiques (cf la réforme de l’enseignement rénové dans les années 1970 en Belgique). Cependant, la mixité a eu l’avantage de renverser le modèle patriarcal traditionnel où filles et garçons étaient séparés à l’école et d’encourager les mixités à la fois sociales, ethniques, culturelles, religieuses… qui devaient toutes, in fine, viser à plus, si pas d’égalité, du moins de fraternité et de justice. A l’époque, « le mélange des sexes allait de pair avec le développement d’une société démocratique »[18].
Si l’égalité filles-garçons vaut, en théorie, sur le terrain, on prend rapidement conscience de nombreuses disparités entre les deux genres : échec scolaire supérieur chez les garçons, faible fréquentation des filières scientifiques et techniques chez les filles[19], sursollicitation des garçons en classe, manuels scolaires regorgeant de stéréotypes sexistes[20] au sujet des femmes… Nos jeunes semblent bien loin d’être logés à la même enseigne.
Certaines inégalités de genre semblent même aller crescendo au fil de la scolarité. En primaire, la sollicitation par l’instituteur des élèves, quel que soit leur sexe, semble identique. Le déséquilibre survient en secondaire où les filles ont un accès moindre à la prise de parole en classe, même si, pendant ce temps, elles acquièrent des compétences et apprentissages didactiques supérieurs à ceux des garçons[21]. « Elles n’apprennent pas à mettre en valeur ces compétences, à prendre la parole en grand groupe, à faire savoir aux autres qu’elles savent faire bien »[22], souligne Isabelle Collet, enseignante-chercheuse à l’université de Genève. Or ces compétences sont indispensables pour progresser dans l’enseignement supérieur et, surtout par la suite, dans le monde professionnel où il reste très important de savoir faire mais aussi de le faire savoir. En 1999, Philippe Meirieu, professeur de sciences de l’éducation, disait à juste titre que « l’école se débrouille très bien pour sous-estimer la réussite des filles (qu’elle met sur le compte du ‘travail’), alors qu’elle attribue celle des garçons au talent » (à leurs capacités)[23]. En outre, « selon certains sociologues, la réussite ‘spectaculaire’ de ces dernières entraînerait le désarroi des garçons, leur malaise. Cette situation irait jusqu’à remettre en cause leur identité, en particulier chez les jeunes appartenant à des milieux défavorisés. Elle expliquerait le développement de comportements sexistes ou violents chez certains de ces petits mâles, frustrés de ne pas être ‘les meilleurs’. Ou les dominants »[24]. Convaincus que les filles quittent les bancs de l’école en ayant intégré un statut de dominées, les milieux féministes s’opposent aujourd’hui farouchement à la mixité scolaire. Alors, doit-on faire machine arrière ?
Plafond de verre i tutti quanti
Comme nous venons de l’apercevoir, les filles finissent bien souvent leurs études de manière plus brillante que les garçons. Pourtant, elles continuent majoritairement à choisir des filières moins valorisées (financièrement et socialement) que leurs homologues masculins[25]. En 2017, l’écart salarial annuel s’élevait à 21%[26].
Ces diverses réalités méritent qu’on s’y attaque à coup de stratégies bien réfléchies. Celles-ci ne porteront leurs fruits qu’à condition que l’ensemble des acteurs éducatifs reconnaisse que ces inégalités de genre existent bel et bien sur le terrain, que ce soit au sein de la société mais aussi à l’école. En effet, il ne s’agit ici pas de simples références à des différences « naturelles » mais bien d’enfermer les individus dans des carcans genrés et uniformisés. Pour prendre à bras le corps ces problématiques, de nombreuses ressources existent mais sont encore peu connues ou utilisées. Le site egalitefillesgarcons.be en fait notamment partie.
Des pratiques sexuées
Que le corps professoral en ait conscience ou pas, de nombreuses inégalités ont lieu chaque jour dans l’enceinte de l’école au détriment des élèves (surtout les filles). Dans une de ces analyses, la Ligue de l’enseignement a même parlé de l’existence d’un « curriculum caché sexiste » pour désigner « ces choses qui s’acquièrent à l’école (savoirs, compétences, représentations, rôles, valeurs) sans jamais figurer dans les programmes officiels ou explicites, sans que personne ne veuille les enseigner »[27]. D’un côté, nous aurions donc les filles, calmes, studieuses et soignées (elles reçoivent en effet plus de remarques que les garçons à propos de leur habillement) et, de l’autre, les garçons, plus agités et occupant la majorité du temps l’attention des professeurs mais aussi la plus grande partie de la cour de récréation.
Comme nous l’avons vu plus haut, les filles sont généralement moins incitées que les garçons à réussir, et donc moins sermonnées quand elles échouent – en particulier dans des disciplines dites « masculines » – puisque les attentes à leur égard sont moindres. Peu incitées à «conquérir» l’espace commun de la cour de récré, largement confinées à l’espace intérieur et aux tâches domestiques qui y sont liées, les filles restent globalement protégées et se développent par conséquent en fonction du regard des autres – notamment de l’adulte -, recherchant constamment l’approbation d’autrui. A contrario, un garçon sera davantage incité à aller se défouler dehors, dans la cour ou le jardin. Les qualités requises chez une fille sont de ce fait à l’opposé de celles qui sont encouragées chez les garçons : sagesse, douceur, bonne tenue, sérieux, versus courage, audace et vivacité. Pour qualifier ce phénomène, l’expression « double standard » est tout à fait indiquée : « dans ces circonstances, [elle] correspond au fait que les enseignant-e-s apprécient différemment une même conduite suivant que l’élève est une fille ou un garçon ».
Ce phénomène est par exemple constatable lors des évaluations. Plusieurs études ont relevé que pour une même copie, en fonction qu’elle ait été produite par une fille ou un garçon, le résultat et l’appréciation diffèrent : « les devoirs censés émaner des garçons obtenaient le plus souvent de meilleures notes grâce ‘à la précision scientifique et à la bonne compréhension des principes’ par rapport à la même copie censée émaner d’une fille »[29]. Par ailleurs, « si une bonne copie de garçon est surévaluée, une mauvaise copie sera notée plus durement, quand, pour les filles, le mécanisme est inverse, une bonne copie est sous-évaluée mais une mauvaise copie surévaluée »[30]. Ce double standard se retrouve également au niveau de l’acceptation des comportements liés à l’un ou l’autre sexe : « l’indiscipline des garçons est tolérée, vue comme un comportement fâcheux mais inévitable, alors qu’elle est stigmatisée et rejetée parfois violemment chez les filles dont on attend la docilité »[31].
Ces comportements inconscients sont le terrain idéal pour que l’effet Pygmalion (ou prédiction auto-réalisatrice) puisse se déployer. « Par exemple, si l’on dit à un individu que les personnes de son sexe réussissent mieux tel ou tel test, il réussira mieux le test que si on lui avait affirmé l’inverse. […] Les attentes façonnent les comportements, les élèves intériorisant ce que l’on attend d’eux et la façon dont on les perçoit »[32].
Enfin, la liste des origines de ces inégalités scolaires serait incomplète sans évoquer le rôle non négligeable joué par les manuels scolaires et autres supports pédagogiques qui véhiculent encore de nos jours de nombreux stéréotypes sexistes et ne mettent pas suffisamment en avant des héroïnes, les femmes étant souvent cantonnées à des rôles secondaires. Ces supports d’un autre temps opposent également bien souvent les deux sexes (bleu/ rose, actif/inactive, outils/objets ménagers…). On devine sans peine les conséquences néfastes que peuvent avoir de tels ouvrages ou comportements sexués sur les fillettes et jeunes filles : moindre estime d’elles-mêmes, manque de modèles positifs auxquels se référer, rejet des filières scientifiques, intégration des rôles sociaux qu’on leur assigne (« care », tâches ménagères…). On constate ainsi que le métier d’enseignant peut fortement influencer, voire imprégner les élèves, à la fois dans leurs résultats, leurs performances, mais aussi dans leurs choix concernant l’avenir. Quant aux garçons, ils sont également « victimes » dans une moindre mesure de ce système car ils peuvent souffrir à la longue de devoir être forts, courageux, et de ne pas pouvoir exprimer leur sensibilité.
Quelques pistes de solutions
Nous ne pouvions clôturer ce dossier spécial sans aborder – même de manière succincte – les pistes de solutions qui sont porteuses pour combattre la vaste problématique des inégalités scolaires. En voici quelques-unes :
> Appliquer trois mesures[33]. Adopter le tronc commun[34], la promotion automatique (autrement dit le faible recours au redoublement) et la sectorisation (l’affectation à une école selon son lieu d’habitation) contribue à accroître l’égalité en matière d’acquis, mais s’avère aussi conciliable avec une grande efficacité d’ensemble. Selon le CAL, « les effets de cette organisation sont positifs. Le regroupement des élèves de même origine sociale au sein des mêmes écoles y est réduit de façon importante ; le rendement pédagogique s’apparente à un nivellement par le haut (la moyenne générale est élevée et les bons élèves n’en pâtissent aucunement), la variance entre écoles et le pourcentage d’élèves faibles (et le niveau atteint par ceux-ci est au moins égal à ce que l’on observe ailleurs) sont minimes. En adoptant ces modalités d’organisation de l’enseignement, les pays se donnent un maximum de chances de rendre leur école juste et efficace »[35].
> Former le corps enseignant. A la fois aux difficultés auxquelles peuvent être confrontées certaines familles (économiques, linguistiques, pratiques, etc.) et aux comportements qui peuvent survenir chez certains enfants (décrochage, hostilité face à l’école, passivité, repli sur soi…). Une sensibilisation des professeurs à ce type de suivi et de dépistage dès l’école maternelle permettrait d’éviter de nombreuses souffrances du côté des jeunes et de prendre les mesures adéquates (soutien, remédiation…) au moment opportun.
> Repenser les rythmes scolaires. Allonger la journée scolaire permettrait aux élèves de faire leurs devoirs à l’école plutôt que d’emmener ces derniers à la maison. Ce changement aurait aussi l’avantage de respecter davantage les temps passés en famille et de faire cesser la discrimination autour de la question des devoirs à domicile. Par la même occasion, il pourrait être judicieux d’intégrer dans la journée scolaire des activités sportives ou culturelles qui sont d’habitude réalisées sur le temps extrascolaire et que certains parents ne peuvent offrir à leurs bambins. Pourquoi ne pas allonger le temps de jeu de 12h à 15h – une heure à laquelle les enfants ont besoin de jouer, d’apprendre autrement – comme le font déjà de nombreux pays de l’UE ? Ces initiatives apporteraient à la fois plus de bien-être aux élèves, tout en luttant activement contre les inégalités[36].
> Décloisonner au maximum. Afin de ne pas pousser les (jeunes) garçons et filles à se conformer aux stéréotypes actuellement en vigueur dans notre société et, à l’inverse, à explorer le champ des possibles, les spécialistes préconisent que, dès la toute petite enfance, ils aient l’occasion de jouer à tous les jeux, que ceux-ci soient connotés « masculins » (voitures, ballons…) comme « féminins » (poupées, marelle, corde à sauter…). Une telle approche est également valable dans les cours d’éducation physique où les jeunes, séparés, n’ont bien souvent pas la chance d’expérimenter telle ou telle autre discipline, et ainsi peuvent passer à côté d’une réelle passion pour un sport en particulier[37].
> Former à une pédagogie égalitaire[38]. Le corps professoral doit être en ligne de mire de cette formation qui comprend une remise en question de ses propres pratiques pédagogiques mais aussi de son identité personnelle et/ ou professionnelle. Enseigner de manière égalitaire n’étant pas inné, cela nécessite un apprentissage car « nous avons tous et toutes été élevé-e-s à l’inégalité »[39].
Pour conclure…
Aujourd’hui encore, les inégalités scolaires apparaissent sous de multiples formes. Cependant, d’après les experts, ce n’est pas dans l’école qu’elles se sont accrues[40]. « L’école de Jules Ferry était beaucoup plus inégalitaire : l’école primaire était seule gratuite et il fallait payer pour faire des études secondaires. Le baccalauréat n’a été accessible aux filles qu’en 1924…[41] » Pourtant, malgré l’avènement de la mixité et de l’école pour tous, « il n’est [aujourd’hui] pas neutre d’être originaire de tel milieu économique, social ou culturel, [tout comme] il n’est pas neutre d’être fille ou garçon du point de vue de son orientation ou de sa trajectoire scolaire»[42].
Assurer l’effectivité de l’égalité des sexes ainsi que l’égalité des chances de chacun(e) à un enseignement de qualité est essentiel pour assurer la protection des droits humains, le fonctionnement de la démocratie ainsi que le respect de l’Etat de droit. C’est là un des objectifs majeurs du Pacte d’excellence qui, s’il n’est pas impossible, nécessitera un énorme courage politique. Sommes-nous vraiment prêts
à dégager du temps et des moyens pour former le futur corps enseignant à une vraie pédagogie de l’égalité ? Le cabinet Marcourt, compétent en matière d’enseignement supérieur et donc de la réforme de la formation initiale du corps enseignant, a communiqué vouloir intégrer la dimension de genre dans cette formation. Reste à voir dans quelle mesure cela pourra être concrétisé, par son équipe ou celle de son successeur.
Parce qu’une éducation de qualité est gage d’un plus grand épanouissement, d’une réduction des inégalités sociales et d’une meilleure cohésion sociale, notre système éducatif – et notre jeunesse ! – mérite qu’on y emploie toute notre attention, notre énergie et nos moyens.
Annabelle Duaut
Cet article est issu du CALepin n° 94 – Juin 2019.
Bibliographie
[1] Ecole : “La Belgique est la championne du monde des inégalités !”, Maïli Bernaerts, La Libre Belgique, 27 septembre 2018.
[2] Texte original disponible en ligne sur le site : www. gallilex.cfwb.be
[3] « Baromètre de la diversité : Enseignement (2018) » consultable sur www.unia.be
[4] « Les inégalités persistent à l’école », site du Guide social, 5 février 2018.
[5] Idem
[6] Observatoire Belge des inégalités (inegalites.be)
[7] Les indicateurs de l’enseignement ont mis en évidence le faible indice socio-économique de l’enseignement spécialisé qui accueille majoritairement des enfants issus de quartiers défavorisés.
[8] Eduquer n°104 – Dossier « Iniquités scolaires en Belgique : où va-t-on ? », Marie Versele, mars 2014.
[9] « Enseignement : des résultats PISA ‘encourageants’ selon Schyns », La Libre Belgique, 3 décembre 2013.
[10] Eduquer n°104 – Dossier « Iniquités scolaires en Belgique : où va-t-on ? », Marie Versele, mars 2014.
[11] Pluriel de curriculum
[12] « La bourgeoisie et l’école ou l’art des injonctions contradictoires », site de l’APED, Nico Hirt, 4 août 2018.
[13] Idem
[14] « L’école en Belgique renforce les inégalités », Observatoire belge des inégalités, François Ghesquière et Joël Girès, 20 février 2015.
[15] Idem
[16] « L’école (in)égale », Centre d’Action Laïque, 2011, p.50.
[17] « Impact de la liberté de choix sur l’équité des systèmes éducatifs ouest-européens », Nico Hirtt, Appel pour une école démocratique, septembre 2007
[18] « Fin de récré pour la mixité », Question Santé avec le soutien de la FWB, 2017.
[19] Les filles sont présentes à environ 70% dans les options artistiques et sociales ou littéraires (60%). Elles délaissent les filières techniques et technologiques où elles ne sont que 25%. Etude de la FAPEO, « Filles-garçons à l’école : comment sortir de l’inégalité ? », J.C. Meunier, juillet 2015.
[20] Les stéréotypes de genre peuvent se concevoir comme des « idées préconçues qui assignent arbitrairement aux femmes et aux hommes des rôles déterminés et bornés par leur sexe », « Filles-garçons : comment sortir de l’inégalité ? », Jean-Christophe Meunier, FAPEO, juillet 2015.
[21] Informations tirées de l’étude « L’école a-t-elle bon genre ? », Manon Claes, UFAPEC, novembre 2018.
[22] « Faire vite et surtout le faire savoir. Les interactions verbales en classe sous l’influence du genre », Isabelle Collet, p.20.
[23] « L’école apprend-elle l’égalité des sexes ? », Isabelle Collet, p.43.
[24] « Fin de récré pour la mixité », Question Santé avec le soutien de la FWB, 2017.
[25] Relire à ce sujet notre sous-dossier intitulé « Les femmes à la conquête des métiers ‘masculins’ », CALepin de septembre 2017.
[26] Rapport 2017 de Statbel, l’office belge de statistique.
[27] « Le féminisme et l’enseignement, pour une égalité filles/garçons », Ligue de l’enseignement, Juliette Bossé, décembre 2012, p. 61
[28] « Le féminisme et l’enseignement, pour une égalité filles/garçons », Ligue de l’enseignement, Juliette Bossé, décembre 2012, p. 61
[29] Idem
[30] Idem
[31] Idem
[32] « Quelle égalité fille-garçon dans l’enseignement ? », Ligue de l’enseignement, Juliette Bossé, décembre 2012.
[33] Informations provenant de : « L’école (in)égale », Centre d’Action Laïque, 2011, p.53.
[34] Celui-ci a été approuvé en avril dernier par le Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pièce maîtresse du Pacte d’excellence, il prévoit un enseignement général jusque 15 ans.
[35] « L’école (in)égale », Centre d’Action Laïque, 2011, p.53.
[36] Informations issues de l’article de la Ligue de l’enseignement « Rythmes scolaires et inégalités », Maud Baccichet, octobre 2017.
[37] Informations issues du document « Filles et garçons à l’école maternelle – Reconnaître la différence pour faire l’égalité », Genderatwork, p.12.
[38] « L’école a-t-elle bon genre ? », Manon Claes, UFAPEC, novembre 2018.
[39] Idem
[40] Propos tenus en substance par Jean-Michel Barreau, chercheur en sciences de l’éducation, auprès du magazine Sciences humaines, « Ecole, les inégalités décryptées », Martine Fournier, janvier 2008.
[41] Idem
[42] « L’école (in)égale », Centre d’Action Laïque, 2011, p.21.