Mehdi Toukabri
Depuis le début de l’année 2025, le Conseil des rectrices et recteurs francophones tire la sonnette d’alarme : au moment d’écrire ces lignes, pas moins d’une dizaine de communiqués sont destinés à alerter sur les attaques répétées envers l’université et la science, autant aux États-Unis qu’en Europe ou en Belgique. À l’heure où les almas mater, ainsi que leur indépendance (financière et de recherche), sont dans le viseur de différents détracteurs issus du monde politique, deux rectrices francophones partagent, dans cette interview croisée1, leurs analyses, leurs inquiétudes et leurs leviers d’action.
Interview de Françoise Smets et d’Annemie Schaus, rectrices de l’UCLouvain et de l’ULB.
Comment défendez-vous l’autonomie académique ?
Françoise Smets : À l’UCLouvain, nous défendons l’autonomie académique en affirmant à l’ensemble de notre communauté qu’ils sont libres de chercher et d’enseigner dans tous les domaines et avec les partenaires qu’ils jugent les plus adéquats. Évidemment, toujours en accord avec les valeurs de l’institution à laquelle ils adhèrent.
Annemie Schaus : Il faut distinguer la liberté académique et l’autonomie de l’université. D’abord, celle qui occupe la plus grande part de mon quotidien : la liberté académique, c’est-à-dire la liberté d’enseigner et de rechercher. Depuis quelques années, on perçoit que les professeures et professeurs s’autocensurent. Le débat n’est plus permis sur toutes les questions. Leurs propos peuvent faire l’objet de critiques déplacées et agressives. C’est la raison pour laquelle nous avons consacré une année thématique à la protection de la liberté académique. Nous devons aussi nous montrer vigilants face aux attaques qui proviennent de l’extérieur. Quant à l’autonomie académique, les universités sont censées être autonomes. Pourtant, les études de l’EUA (Alliance européenne des Universités) démontrent que les universités belges francophones sont en bas de l’échelle, avec un contrôle politique croissant. Nous devons nous battre pour que notre autonomie reste entière.
Les sciences sont attaquées au sein de l’université. Concrètement, comment parez-vous ces attaques ?
AS : En soutenant les professeures et professeurs pour qu’ils ne s’auto- censurent pas. Ce qui représente le principal problème en Belgique. Il n’y a pas d’attaques physiques, mais plutôt des messages écrits sur les réseaux sociaux, des cartes blanches, ou encore des attaques verbales. Nous protégeons nos professeures et professeurs. L’ULB est aussi très attentive à la liberté académique à l’étranger. Nous soutenons les chercheuses et chercheurs en danger. Depuis 2016, nous offrons des bourses de soutien et d’accueil : 13 sont actuellement à l’ULB et la liste d’attente est énorme. En unissant nos forces entre universités et via notre alliance européenne CIVIS, nous défendons au mieux la liberté académique.
FS : L’UCLouvain fête ses 600 ans. Cela montre qu’elle a su résister aux attaques en pouvant évoluer avec la société, tout en gardant son indépendance. Comment ? En cherchant à garder une indépendance financière face au pouvoir politique. C’est un vrai challenge aujourd’hui en Fédération Wallonie-Bruxelles, car nous restons fortement dépendants des fonds publics. Le dialogue avec nos autorités de tutelle est possible, mais multiplier les ressources de financement peut aussi être un axe important dans le maintien de cette autonomie.
Est-ce qu’une des solutions ne serait-il pas de repolitiser l’université ?
FS : Globalement, non. L’UCLouvain ne pense pas que politiser les universités soit une bonne idée. Elle existe depuis 600 ans car elle est ouverte à tous. Politisée, elle ne représenterait plus aussi largement sa communauté. Les universités doivent être des lieux de débat constructif et respectueux, sans dégradation, sans violence. Mais quand des enjeux académiques sont attaqués ailleurs, elles doivent pouvoir s’exprimer. Donc, politiser sur tous les sujets, non. Dénoncer les attaques au monde académique, oui.
AS : Si « repolitiser » signifie la rendre partisane, c’est hors de question. Par contre, faire de l’université une institution engagée dans sa société, oui. L’ULB l’est depuis 1834 et n’a jamais changé de cap. C’est d’autant plus nécessaire aujourd’hui, vu les atteintes à nos piliers et la perte de repères dans la société, notamment auprès de nos jeunes. Nous devons nous investir davantage dans les questions de société.
Parlons du « nerf de la guerre ». Dans un contexte de coupe budgétaire, comment tentez-vous de garantir un enseignement de qualité ?
FS : À l’UCLouvain, nous insistons sur le fait que l’autonomie n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’assumer notre responsabilité sociétale. Dans un contexte budgétaire difficile, nous sommes prêts à participer à l’effort, ce qui implique parfois des choix, de ce qu’on garde ou met en pause. Il est crucial d’avoir une vision à long terme et de ne pas oublier l’importance des sciences humaines, dont la valorisation est peut-être plus lointaine. Le dialogue avec les politiques et la démonstration par des exemples concrets sont essentiels.
AS : La communauté française est exsangue financièrement, mais elle fait des choix politiques. Désinvestir l’enseignement supérieur est une erreur fondamentale. Notre seule richesse, ce sont nos cerveaux et notre liberté. Ma préoccupation, depuis 2020, est d’investir dans notre jeunesse, qui s’est sacrifiée durant la pandémie de Covid-19. L’université, « ce n’est pas le secteur non marchand qui ne fait que coûter à la société », non. L’impact économique des universités est réel : pour 1 euro investi, c’est 6 euros de rapportés. Désinvestir alors que la liberté est attaquée et que notre jeunesse va mal est une grave erreur.
Quel rôle les hautes écoles et universités peuvent-elles jouer dans la défense d’un enseignement supérieur libre, inclusif et de qualité ?
FS : Un rôle de sensibilisation à l’importance de l’éducation. En Belgique, nos principales ressources sont nos cerveaux, nos talents. L’éducation est cruciale pour l’ascenseur sociétal et l’inclusivité. C’est pour cela que nous sommes au service de la société depuis 600 ans. Notre rôle est de défendre cette ouverture par le dialogue, la vulgarisation, la diversité des formations et l’accompagnement individuel de chaque étudiant.
AS : Elles jouent un rôle fondamental en tant qu’ascenseur social et lieux de transmission des savoirs. Elles sont aussi les garantes de la liberté de la recherche, de l’innovation et de l’engagement citoyen. Nos cerveaux et notre esprit critique constituent de véritables richesses. Notre jeunesse, quant à elle, représente notre avenir ! Je partage pleinement les mots de Nelson Mandela : « l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde. » Aujourd’hui, nous traversons une période d’incertitudes et de tensions, et je reste profondément convaincue que les réponses passent par l’enseignement, la recherche et l’engagement social.
Les attaques peuvent également venir du monde religieux. De quelle façon les contrez-vous ?
FS : La religion n’est pas le seul problème. Il s’agit d’une inclusivité large : culture, religion, origines, handicap, etc. L’UCLouvain lutte contre toutes les discriminations. Nous sommes un lieu de débat constructif et respectueux, où il est essentiel de comprendre les avis de chacun, d’où qu’ils viennent, dans ces questions parfois tendues.
AS : L’ULB ne fait pas l’objet d’attaques de religieux. Nos professeures et professeurs ne s’autocensurent pas pour leur plaire. Je le dis haut et fort : je n’ai jamais eu la moindre plainte du corps professoral à ce sujet. Certaines matières (le genre, la décolonisation) rencontrent, tout de même, des réticences de la part d’étudiants et d’étudiantes, mais pas uniquement sur le religieux. Une université doit débattre, sans renoncer, ni se censurer. Une collègue biologiste aborde le darwinisme avec ses étudiants et nous rapporte des retours de débats très intéressants. Il faut enseigner de manière à s’ouvrir à leurs questions et les convaincre que la science est la science, rien d’autre.
Quelle place laissez-vous aux étudiants afin de participer à contrer ces attaques envers l’université ?
AS : C’est de notoriété publique : à l’ULB, les étudiantes et étudiants ont beaucoup de place. Notre liberté étudiante date de 1834 et n’a pas changé depuis. Le bureau des étudiants administrateurs est très préoccupé par ces questions et il propose donc motions, cartes blanches et débats. Les étudiantes et étudiants sont pleinement intégrés dans les instances dirigeantes, comme le conseil d’administration, où ils s’expriment librement. Les cercles étudiants organisent également des débats. L’ULB a une communauté étudiante très active sur toutes ces questions.
FS : L’UCLouvain laisse une grande place aux étudiants, tant qu’ils s’expriment de manière respectueuse, non violente et sans dégradation. Lors des discussions sur le Proche-Orient, le conseil académique a reçu l’association étudiante concernée. Nous les écoutons et les soutenons. Il est essentiel qu’ils puissent aussi transmettre nos valeurs de droits humains, d’équité et de diversité.
Quel est votre sentiment sur la situation internationale et aux attaques répétées contre l’université ?
FS : Je suis optimiste, sans être naïve. Il faut maintenir une vigilance constante et rester extrêmement actif. L’optimisme est nécessaire : l’abandonner mènerait à un échec. C’est mon rôle de maintenir cet optimisme, d’atteindre des succès là où l’espoir était faible, et de rester en mouvement, au service de la société.
AS : Sans être naïve, je reste confiante dans le progrès de l’humanité. Il y a des soubresauts, et nous sommes actuellement dans une phase de recul. Je reste convaincue qu’il faut combattre avec la force de notre intelligence. Il faut continuer à se mobiliser par le libre examen et la méthode scientifique, et non par des combats stériles. Je ne vais pas dire que je suis hyper optimiste, mais je reste confiante dans les valeurs de la transmission du savoir.
Êtes-vous déjà en résistance ?
FS : Plus qu’une résistance, l’UCLouvain veut être dans le dialogue. Résister est parfois nécessaire, mais si on ne fait que ça, ça ne sert à rien. Il faut aussi être force de proposition. Quand il y a des problèmes, notre rôle est de résister en apportant des propositions alternatives.
AS : En Belgique, non, je parlerais plutôt d’alerte. Caricaturer la situation ne sert à rien. Notre ministre de l’Enseignement supérieur est ouverte à la discussion. Là où on pourrait entrer en résistance, c’est sur le climat international. Actuellement, je ne suis pas encore en résistance, mais je le serai au quart de tour s’il le faut. Je préfère, pour le moment, être en alerte et dans la recherche du débat.