La captologie ou comment les services numériques nous manipulent

Béatrice Touaux

Tel un insecte inexorablement attiré par la lumière à la tombée de la nuit, je suis – comme des millions de personnes – hypnotisée, aimantée par mon GSM et ses réseaux sociaux. A plus de 50 ans avec un bon bagage universitaire et un esprit critique plutôt développé, je pensais – bien prétentieusement – être immunisée contre toute forme d’aliénation. Que nenni ! Comme tous les poissons plus ou moins malins de la mare, j’ai mordu à l’hameçon tendu par les réseaux sociaux. A ma plus grande honte, je suis devenue nomophobe1. Si je pense pouvoir me désintoxiquer relativement rapidement – un mois de congé et hop – je suis bien plus inquiète pour la santé mentale de celles et ceux qui sont nés avec, c’est-à-dire les moins de 30 ans dont beaucoup voient leur GSM comme une extension physique d’eux-mêmes et dont l’attention, la concentration ne dépassent pas une poignée de secondes2. Alors j’ai mené mon enquête pour comprendre ce qui était à la source de cette boulimie incontrôlable.

Psychologie comportementaliste et création de la captologie

L’étude du comportement humain – et plus spécifiquement vis-à-vis du conditionnement – ne date pas d’hier. Nous retrouvons, par exemple, dans les années 1890, les travaux de Pavlov sur les réflexes conditionnels ; en 1895, le psychologue Gustave Le Bon et son ouvrage « Psychologie des foules » ; J. B. Watson en 1913 et son concept de behaviorisme3 ; B. F. Skinner, entre les années 30 à 60 et son modèle stimulus-réponse-conséquence…

C’est dans les années 1990, que le chercheur B.J. Fogg, considéré comme le « Einstein des sciences du comportement », crée et développe ce qu’il appelle la captologie4. Ce terme désigne l’étude des technologies numériques et de leur capacité à capter l’attention et influencer les comportements humains. Ce domaine interdisciplinaire explore comment les logiciels, applications et autres dispositifs numériques peuvent être conçus pour persuader les utilisateurs de manière subtile et parfois inconsciente. Dans ces cours passera tout le gratin des développeurs, designers… des firmes numériques les plus influentes (Facebook, Instagram, Netflix…).

Même si l’objectif de la captologie n’est pas de manipuler, mais plutôt d’encourager des comportements souhaités, elle soulève des questions éthiques, notamment lorsqu’elle est utilisée pour inciter à la consommation ou pour exploiter les vulnérabilités psychologiques. La frontière entre l’incitation et la manipulation est bien mince.

Ouf, je ne suis pas totalement responsable de mon addiction. Il ne s’agit pas que de ma propre volonté mais bien d’un plan bien conçu pour m’obliger à rester accroc à mon GSM. Mais comment et pourquoi ?

Les dark patterns ou design trompeur ou persuasif5

Pour capter notre attention et influencer nos choix, les développeurs et designers des plateformes numériques, qu’il s’agisse des réseaux sociaux, des sites de streaming, des jeux ou des applications mobiles… déploient des stratégies sophistiquées pour maintenir les utilisateurs engagés le plus longtemps possible, c’est-à-dire nous garder enchainés à nos écrans pour ne pas voir le temps passer, dans l’unique but de nous prendre notre temps. Les designers vont mettre des éléments de conception qui ont pour but de nous pousser à faire des choses que nous n’aurions pas faites. Le scroll ou défilement à l’infini qui nous permet de faire défiler des images, des vidéos… à nous en soûler, ou le swipe qui nous permet de balayer très rapidement notre écran avec le doigt pour choisir, ou encore les « likes » (j’aime/j’aime pas) et bien d’autres récompenses… sont des exemples d’outils qui phagocytent notre attention.

Les enjeux

 Economique et démocratique

À ses débuts, Internet était envisagé comme un idéal d’horizontalité où tout le monde pourrait bénéficier des mêmes informations gratuitement comme une bibliothèque universelle ouverte jour et nuit à la disposition de tous. Un lieu de liberté où tout le monde pourrait travailler de manière collaborative, où il n’y aurait pas de frontières… Désillusion. Même s’il est toujours génial d’avoir cette encyclopédie géante au bout des doigts (où il faut savoir faire le tri), force est de constater qu’en matière de liberté, on repassera. Nous ne sommes plus dans l’utopie du réseau mais dans l’économie des données et donc dans l’économie de l’attention6. La course à l’attention, phénomène croissant, désigne la lutte intense que se livrent les entreprises pour capter et retenir l’attention des utilisateurs. Dans un monde saturé de contenus et de distractions, l’attention devient une ressource rare et précieuse. L’attention est monétisée, c’est le modèle économique des plateformes.

En effet, en 2020 devant le congrès américain7, Tristan Harris8 n’hésite pas à décrire l’envers du décor numérique : « Toute cette technologie n’est pas une opportunité qui peut aller dans toutes les directions. Elle ne va que dans une direction spécifique : prendre notre temps. Dans cette course à l’attention, le pouvoir est asymétrique car on nous donne l’impression d’une relation d’égalité mais elle est fausse et une des deux parties (l’usager) ne s’en rend pas compte. Toutes les techniques mises au point comme le scroll qui nous oblige à tirer les images de notre fil d’actu comme si on tirait sur la manette d’un bandit manchot sont extrêmement addictives. Le défilement infini fonctionne comme si nous avions un verre qui se remplissait en permanence et nous ne saurions pas quand nous arrêter de boire. Heureusement, notre estomac envoie un signal à notre cerveau quand il n’en peut plus, mais dans le cas du défilement infini, le cerveau n’envoie pas de signal au cerveau pour lui dire d’arrêter. Les méthodes pour nous garder accro sont de plus en plus agressives pour atteindre notre tronc cérébral et notre validation sociale. Le système des likes et des followers… ont créé le narcissisme de masse. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle peut construire de meilleurs modèles prédictifs de notre comportement. 70% du trafic sur YouTube est piloté par des recommandations, c’est à dire une machine et non par un choix humain. Plus on passe de temps sur les plateformes, plus il est possible de faire des prédictions et de les monnayer. L’IA peut, rien qu’avec les mouvements de notre souris, les schémas de clics… faire des prédictions même sans données sur nous. Tous ces comportements sont notre signature. Les plateformes peuvent connaître votre personnalité politique sur la seule base des tweets. Elles savent avant nous nos orientations sexuelles, si on est enceinte ou si on veut quitter notre travail… Nos cerveaux sont limités par rapport aux pouvoirs exponentiels croissants de la technologie prédictive. Il y a une asymétrie croissante du pouvoir. Nous permettons à ce système de phagocyter – entre autres – nos élections sans qu’il en assume les responsabilités. La technologie nous met dans des bulles nous ramenant à un comportement tribal. La tendance est de penser que cette polarité est juste due à la nature humaine et que la technologie ne serait qu’un miroir. En réalité, elle est un amplificateur des pires parties de nous. Sur Twitter (en 2019 : NDLR), ce qui suscite le plus de réactions concerne l’indignation morale. La polarisation de notre société fait partie du modèle commercial. Les mots les plus récurrents sur YT sont haine, destruction, démystifier, effacer… On ne peut pas demander à ces plateformes de changer car c’est leur modèle économique. C’est un Frankenstein numérique difficile à contrôler… »

Ce n’est pas la technologie qui est à questionner mais bien le modèle économique qu’elle sert9.

Cette compétition pour l’attention repose sur des algorithmes capables de personnaliser les contenus en fonction des intérêts individuels, créant ainsi des expériences hautement addictives. Le design persuasif, les notifications incessantes, les récompenses10 et le défilement infini sont autant de techniques utilisées pour capter l’attention et générer de l’engagement. Oublié l’internet collaboratif, à l’heure des contenus sélectionnés et proposés par Google en fonction de nos recherches précédentes, nous sommes enfermés, piégés dans des bulles de filtres entretenant notre biais de confirmation. Car il est bien là le problème : nous nous croyons libres de naviguer comme bon nous semble alors que les algorithmes nous amènent là où ils veulent pour être sûr que nous y restions le plus longtemps possible. Nous ne sommes plus dans un collectif mais dans un individualisme poussé à son paroxysme où toutes les informations sont au même niveau et où les concepts les plus absurdes trouvent leurs publics. Nous sommes confinés dans un univers de croyances qui polarise la société.

 Santé

Cette course effrénée n’est pas sans conséquences sur notre santé. Elle peut entraîner une surcharge cognitive, des troubles de la concentration, et même des dépendances. Ce phénomène soulève ainsi des questions éthiques majeures sur l’impact des technologies numériques sur la santé mentale et la vie privée. Netflix avoue que son pire ennemi est notre sommeil ! Ce flux d’images, de vidéos, d’infos… fait qu’on n’arrive plus à faire un tri, il y a trop d’infos à traiter, du coup on procrastine ou on délègue. Comme l’explique Bruno Patino11 : « Nous sommes dans une société de toutes les fatigues, on cherche à nous capter du temps alors même que l’on fait autre chose. Si on fait la somme de tout le temps passé à faire plusieurs choses, on arrive à des journées de 31 heures, chiffre moyen calculé aux Etats- Unis. » Au-delà de l’attention, il y a bien évidemment la diminution de l’estime de soi liée à des normes de beauté créées par des images biaisées, les troubles de l’alimentation, les retards de langage chez les enfants qui ont un usage intensif du numérique…

 Ecologie

Toutes ces données, tout ce temps passé derrière nos écrans sont aussi et surtout des milliards d’informations à stocker dans des datas centers, des structures à construire, à entretenir, des appareils à fabriquer, des matières premières à extraire, des déchets à traiter, de l’énergie à consommer et des émissions de gaz à effet de serre, en un mot une débauche de ressources.

En résumé

Toutes ces interfaces utilisent des données de neurosciences de façon totalement ouverte, même si nous n’en sommes pas conscients, nous sommes consentants (à méditer pour les parents). Mais il est temps d’agir et de réagir pour ne pas être emportés par ce tsunami numérique qui est un danger pour notre santé mentale et aux conséquences désastreuses pour nos sociétés. La technologie n’est pas le problème, c’est bien la façon dont on l’utilise qui pose question. Aujourd’hui, la course à l’attention ne montre aucun signe de ralentissement, mais elle ouvre un débat crucial sur l’avenir de notre interaction avec les technologies numériques. Certains acteurs appellent à une régulation plus stricte, à des designs plus éthiques et à une meilleure éducation des utilisateurs pour qu’ils reprennent le contrôle de leur attention. A nous de rester vigilants.

Sources

1 Définition du Larousse : « Se dit de quelqu’un qui ne peut se passer de son téléphone portable et éprouve une peur excessive à l’idée d’en être séparé ou de ne pouvoir s’en servir ».
2 « La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention », Bruno Patino, 2019, Grasset.
3 Définition Wikipédia : « le comportementalisme ou behaviorisme est un paradigme de la psychologie scientifique selon lequel le comportement observable est essentiellement conditionné soit par les mécanismes de réponse réflexe à un stimulus donné, soit par l’histoire des interactions de l’individu avec son environnement, notamment les punitions et renforcements par le passé. »
4 Terme issu de l’anglais captology (acronyme de « Computer As Persuasive Technology »), créé en 1996 par le chercheur Brian Jeffrey Fogg directeur du laboratoire de design comportemental à l’université de Stanford.
5 « Concevoir sans dark patterns : guide à l’intention des designers » designers éthiques, novembre 2023
6 « Pour une écologie de l’attention », Yves Citton, 2014, Seuil
7 « Tristan Harris Congress Testimony: Understanding the Use of Persuasive Technology » 25 juin 2019, YouTube
8 Elève de B.J. Fogg, ingénieur informaticien et ex « philosophe produit » « repenti » de Google. Il est le président et le cofondateur du Center for Humane Technology
9 « Tristan Harris Congress Testimony: Understanding the Use of Persuasive Technology » 25 juin 2019, YouTube
10 « TikTok Lite : l’UE menace de suspendre les récompenses «addictives » dès jeudi », 22 avril 24, Le Soir
11 « Lire, écouter, voir : qui a encore du temps de cerveau disponible ? » 30 septembre 2019, France Culture

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